Un jour de l’été 1978, le producteur Haïm Saban reçoit un coup de fil inattendu de la chaîne Antenne 2 : son interlocuteur est en quête d’un jeune interprète pour enregistrer le générique d’un vague dessin animé japonais narrant les aventures d’un robot géant en lutte contre des extraterrestres envahisseurs. Installé en France depuis son départ d’Israël où il a fait ses premières armes, Saban gère à cette époque la carrière du petit Noam, pré-ado vedette qui rencontre un succès flagrant dans un registre à la croisée de la performance rossignolesque et de la variété bubblegum.
Conscient des risques qu’encourt l’image de son jeune protégé, le producteur hésite mais finit par céder. Consterné par le résultat, tant sur le plan des textes que de la musique, Saban part en congé annuel en confiant à sa collaboratrice Jacqueline Tordjman le soin de trouver preneur chez les maisons de disques. Systématiquement recalés, ils finissent par produire à leur frais les cinq-cents premiers 45 tours de ce générique de Goldorak. Il s’en écoulera au total près de quatre millions d’exemplaires.
A cette époque, personne ne mesure encore en France le potentiel commercial faramineux que représente l’édition musicale des génériques de dessins animés. La fortune de Saban faite, le succès sans précédent de son Goldorak entérine la pratique consistant à réécrire systématiquement les musiques des programmes d’importation: d’une part afin de pouvoir pleinement bénéficier des droits sacem inhérents à chaque diffusion, d’autre part d’en écouler les disques comme une forme de produit dérivé, tout en bénéficiant d’une promotion assurée automatiquement par le biais du petit écran.
Retracée dans un ineffable numéro du magazine Capital, l’ascension de ce magnat du dessin animé décrit celle d’un homme passé en deux décennies du statut de gentil plouc mal sapé, traité avec condescendance par les milieux branchés, à celui de patron d’une multinationale dans la main duquel les politiques américains en mal de financement pour leurs campagnes électorales viennent docilement picorer. Car fort de son succès en France, Saban part en effet s’installer aux Etats-Unis en 1983 pour y retrouver le musicien Shuki Levy avec lequel il entame une collaboration au long cours. Fatalement frappé par la mue de sa voix adolescente, le jeune Noam Kaniel les y rejoint. Réunissant sa difficile reconversion d’ancien enfant chanteur en acceptant de quitter les feux de la rampe pour leur préférer l’ombre des studios, ce dernier s’investit également dans la réalisation de nombreuses musiques de la firme.
Porté par les arrangements lasers de Michel Bernholc, le thème de Goldorak s’inscrivait dans une mouvance disco-pop synthétique typique de la fin des années 1970, non loin des productions parfois plus profondément cosmiques des équipes Charden et Mattéoni (voir la face B du 45 tours d’Albator devenu un classique des brocantes). Avec plus de deux-cents séries ou programmes télévisés, quinze disques d’or et quatorze millions d’exemplaires vendus dans le monde à son actif, Shuki Levy pourrait davantage être perçu comme une sorte d’épigone du Giorgio Moroder des années 1980 dans sa manière de conjuguer impératifs mercantiles (toujours) et créativité (parfois).
Conçus pour capter instantanément l’attention et surexciter les gamins à grands renforts de synth-pop mâtinée d’italo-disco, de caisses claires grasses, d’arpégiateurs et de voix emphatiques, leur collection de génériques grandiloquents évoque à première vue un style commercial tournant le dos à la douceur bienveillante et au rythme lent propres aux années 1970 de Sesame Street, Mister Rogers ou de L’île aux enfants. Un examen plus approfondi révèle pourtant quantité de plages moins conventionnelles dont le caractère synthétique, évocateur et parfois résolument sombre jouera en réalité quant au succès et la postérité des séries concernées un rôle déterminant.
Les débuts de l’association entre Saban et Levy sont en-effet marqués par le développement, entre France et Japon, d’une série de sagas ambitieuses reposant sur la conception d’univers originaux. Sous la direction du producteur Jean Chalopin, la scénariste Nina Wolmark expédie Ulysse, Télémaque et toute la mythologie grecque en orbite pour l’épopée Ulysse 31. Les Mystérieuses Cités d’Or de Jean Chalopin connectent la civilisation Inca au mythe de l’Empire de MU, avec un soupçon de civilisation extra-terrestre : des œuvres grand public plus complexes qu’il n’y paraît, où les cataclysmes côtoient l’errance, où la quête du père le dispute au messianisme dans des scénarios discrètement nourris de culture classique.
Sans jamais se départir de son caractère mélodique, la background music élaborée par Saban et Lévy pour les productions Chalopin renoue parfois avec l’état d’esprit contemplatif de séries comme L’Aventure des Plantes, ou les Légendes indiennes du Canada. Le recours systématique aux synthétiseurs y favorise la création d’instrumentaux minimalistes et planants, fait hautement perceptible un pour qui conserve le souvenir des documentaires mystico-pédagogiques en 16mm clôturant rituellement chaque épisode des Mystérieuses Cités d’Or.
A l’inverse, l’auditeur égaré dans un examen minutieux de la bande originale des Maîtres de l’Univers ne manquerait pas d’y relever d’inattendus contrepieds, dont la tonalité comique contraste immédiatement avec le caractère supposément testostéroné de la série et de son générique. Et si l’on a longtemps perçu le thème incontournable de l’Inspecteur Gadget comme un dérivé de la Panthère rose d’Henri Mancini plongé dans un bain de synthétiseurs caoutchouteux, c’est en réalité au Peer Gynt d’Edward Grieg qu’il emprunte évidemment sa mélodie reconnaissable entre mille.
De MASK à l’Agence tous risques, des Minipouss à Bomber X en passant par Jayce et les conquérants de la lumière, le règne de Saban et Lévy sur leur temps frappe par sa dimension hégémonique. Rarement abordée sur un autre mode que celui de la nostalgie régressive, leur musique appartient à cette branche si commerciale qu’à force de familiarité, elle disparaît du champ de la critique et finit par être considérée ou rejetée a priori. En bloc.
Discutable, leur méthode de travail s’inscrit dans l’évolution générale des formes d’écriture de la musique de séries animées, et témoigne du glissement opéré tout au long des années 1970 : là où l’ancêtre Carl Stalling concevait pour chaque nouvel épisode des cartoons de la Warner une partition originale pouvant comporter des centaines de points de synchronisation, on mise dorénavant sur l’élaboration d’un générique tubesque, agrémenté d’un ensemble de stock music catégorisé à la manière des banques d’illustration sonores, dont l’assemblage permettra d’accompagner commodément le déroulement des péripéties. Au son des big bands clinquants typiques des séries d’Hannah Barbera succède celui de musiques synthétiques, élaborées par une brochette de deux ou trois protagonistes dans un studio bien achalandé : évolution à mettre en regard de l’optimisation systématique des coûts de production liés à l’animation, opérée par les studios américains et japonais réduisant le nombre d’images par seconde et réutilisant nombre de plans ou séquences à l’identique.
Toutes époques confondues, les bandes originales des programmes jeunesse ont systématiquement constitué une source d’exposition majeure des enfants à la musique sous toutes ses formes. Perçues comme relevant du pur divertissement et dénuées de toute noblesse, ces musiques d’application se sont pourtant longtemps retrouvées dans l’angle mort des milieux éducatifs et de la pédagogie musicale, incarnant pour bon nombre le mal télévisuel et l’exploitation mercantile par opposition à la chanson d’auteur perçue comme « de qualité ».
A l’exception de quelques 45 tours associés aux séries de l’ORTF, la relative sous-représentation de la musique à l’image dans les rayons du Fonds patrimonial Heure Joyeuse traduit sans-doute ce souci – par ailleurs bien légitime – de privilégier des formes de chansons d’auteur ou d’autoproduction peu armées pour résister face au rouleau-compresseur télévisuel qui, dans les années 1980, contribua à sinistrer en l’invisibilisant tout un pan du secteur. Impulsé par la présence paradoxale sur les étagères du Fonds des disques Saban, le présent article ne se départit donc pas d’une ironie douce-amère…
Faut-il réhabiliter auprès des puristes le couple Saban et Levy, et jusqu’où pousser le bouchon trop loin ? Du vingt-quatrième étage de son building posé à l’ouest de Los Angeles, le patron s’en moque assurément autant que de sa première Rolex.
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MINIATURES – Le disque pour enfants en France (1950-1990)
Une exposition de Radio Minus et L’Articho, explorant le Fonds patrimonial Heure Joyeuse
Dans le cadre de Formula Bula
Du 2 au 31 octobre 2020 / Médiathèque Françoise Sagan / Paris 10ème