La techno anglaise est née dans le Nord

MATT ANNISS Join The Future : Bleep Techno and the Birth of British Bass Music
Velocity Press, 2019
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Join the Future de Matt Anniss est sorti en Angleterre chez Velocity Press il y a presque un an, mais je pense qu’il n’est pas trop tard pour en dire du bien. C’est un livre complètement exceptionnel, qui a demandé des années de recherche à son auteur, journaliste spécialisé en dance music (mais aussi auteur de livres pour la jeunesse) dont le projet a donc été de raconter la naissance du bleep & bass à Sheffield, Leeds, Bradford (ville moins connue mais c’est là que vivaient les mecs de Unique 3, les originators) et dans une moindre mesure à Manchester. Son récit n’est pas juste une suite hyper bien construite de faits marquants racontés avec moult détails qui mettent en pâmoison les dance nerds dont je suis : il est surtout une proposition plus que convaincante d’histoire alternative de la house et de la techno britanniques.

On sait que la vulgate (via pas mal de livres et de documentaires) voudrait grosso modo qu’une poignée d’Anglais branchés, plutôt blancs et aisés, aient découvert l’acid-house en allant à Ibiza, et que c’est à Londres, dans des clubs comme le Shoom ou le Heaven, qu’on aurait pour la première fois entendu les disques de Marshall Jefferson ou d’Adonis. Puis que ce mouvement serait ensuite sorti des clubs pour investir les zones semi-rurales autour de l’orbital de Londres, faisant communier des milliers de gens de tous horizons sous ecstasy. Tout cela n’est pas exactement faux, nous dit Anniss, sauf que plusieurs années avant cette ébullition au sud se mettait en place dans le Yorkshire toute une scène qui découvrit la house d’une autre manière, dans un contexte bien différent, et qui produirait vite une forme proprement régionale. Une musique qui ferait muter les sons venus de Chicago et de Detroit en y injectant une méga dose de Jamaïque, mais aussi beaucoup d’indus et d’electro-funk new-yorkais. La thèse d’Anniss, c’est que cet hybride était beaucoup plus défini et singulier que la plupart des premières productions londoniennes, et qu’il a massivement, quoique trop discrètement, influencé par la suite l’émergence dans la capitale anglaise du breakbeat dit « Darkcore » puis de la jungle.

Outre la question strictement géographique des origines de la house, Join The Future souligne aussi le rôle prépondérant des Noirs du Nord dans l’émergence du son bleep. On connaissait déjà à peu près l’importance de Gerald Simpson aka A Guy Called Gerald, dont « Voodoo Ray », un des fondements du bleep, fait l’objet de tout un chapitre, mais on songe moins à une figure pourtant plus déterminante encore de la scène : Robert Gordon, ingé son du studio Fon, venu du dub et du funk indus, tombé amoureux de la production dance. Et de façon plus générale on dit peu qu’une bonne partie des producteurs et DJ de la techno nordiste étaient d’origine caribéenne : Unique 3, Nightmares on Wax, Winston Hazel de Forgemasters, Mark Millington d’Iratio Steppas et Ital Rockers, ou encore DJ Martin, personnage méconnu qui fut le mentor de LFO à leurs débuts. Et au-delà des individus eux-mêmes, toute cette mouvance prend ses sources dans la musique afrodescendante, qu’il s’agisse du reggae, du hip-hop naissant, et même du jazz-funk et de la soul.

Une des choses les plus excitantes que m’a appris le livre, c’est la généalogie de toutes ces influences. Pour la résumer et ne pas spoiler le travail de sape réalisé par Anniss, je dirai juste que, plusieurs années avant la sortie des premiers disques de bleep, tous les futurs acteurs du genre se croisaient déjà, adolescents, lors de compétitions de breakdance. Mais ces compétitions émanaient elles-mêmes d’une tradition plus ancienne, celles des soirées Northern Soul, ou plutôt des journées Northern Soul, les « All-Dayers », au cours desquels se réunissaient les danseurs de toute la région pour se montrer leurs skills. Jusqu’à la fin des seventies, ces événements restaient assez conservateurs et on y jouait exclusivement de la soul sixties, mais avec l’arrivée de la disco, certains DJ provoquèrent un schisme et accueillirent un nouveau public, souvent moins blanc, qui amenait d’autres pas de danse. Le jazz-funk (celui qui figure notamment sur la compile Brit Funk de Joey Negro dont je parlais voici quelques semaines) devint bientôt la bande-son de ces nouveaux rassemblements dominés par les équipes de « jazz-dance », puis les premiers disques de hip-hop chargés en 808 firent leur apparition, et avec eux les premiers breakers. C’est parmi cette effervescence créative que les pionniers du bleep firent leurs armes, avec leurs corps, et à travers l’expérience du son écouté très fort, et c’est aussi ce qui explique la dynamique si physique et si kinétique de leurs productions. Vers 1986, soit deux ans avant le Summer of love, les habitués se mirent à danser sur de la house, comme en témoigne cette vidéo du crew Foot Patrol, où ça se la donne pas mal sur « No Way Back » (l’ambiance de la soirée putain !). En l’espace d’une demi-décennie, tous ces jeunes auront donc enchaîné la disco, le jazz-funk, l’electro de NYC puis la house de Chicago. Quelle vie, franchement.

Il y a donc aussi, bien sûr, toute la dimension reggae, amenée par Robert Gordon et Mark Milington mais aussi plus largement par le terreau caribéen qui caractérisait Leeds, Sheffield et Bradford, notamment via la culture sound-system et ce qu’on appelle les blues, ces soirées clandestines tenues dans des arrières-salles de boutiques voire carrément chez des gens. C’est de là que vient l’amour de la basse propre à tout le bleep, les basses jamaïcaines au départ, puis celles des 808 de l’electro. Quand les tracks de house américaine commencèrent à résonner dans les blues, il semblerait que les gens aient trouvé que c’était cool mais que ça manquait de fréquences graves et qu’ils aient donc décidé de faire leurs propres disques. Et donc voilà, c’est comme ça que tout a démarré.

Evidemment j’oublie de parler de mille détails tout aussi passionnants collectés par Matt Anniss. Le premier chapitre, qui met en place le contexte socioculturel du Yorkshire, est très bien fait, évoquant les traumatismes régionaux, les révoltes des mineurs en 1984-85 et notamment la « Battle of Orgreave », mais aussi, à Sheffield, les lieux ouverts aux jeunes et les systèmes d’aides assez généreux qui leur étaient accordés, qui fait dire à Richard Barratt alias DJ Parrot que pendant un temps les gamins de la classe ouvrière avaient pu vivre comme des artistes bohème. Parmi les importantes mises au point qu’il réussit à faire autour des rôles historiques des uns et des autres, Anniss revient largement sur les origines de Warp et le conflit qui opposera Robert Gordon à Rob Mitchell et Steve Beckett, s’intéresse à l’exportation du bleep (à Brooklyn, du côté de Frankie Bones, et à Windsor au Canada, du côté de Plus 8) et consacre un long passage au parcours haut en couleur de Neil Rushton, que je connaissais surtout pour avoir été le producteur de la compile Techno : The House Sound of Detroit.

En somme, Join The Future est un livre formidable parce qu’il révèle des choses ignorées et raconte la « véritable histoire » de la techno britannique, mais aussi parce qu’il donne envie d’écouter des dizaines de tracks et de creuser toutes tes micro-scènes et leurs liens souvent très étroits. Il confirme en tout cas la place déterminante du Nord de l’Angleterre, et surtout de Sheffield, parmi les terres d’origine de la house et de la techno. S’il s’adresse principalement aux gros fans de early dance music, je pense qu’il pourra néanmoins parler aux gens qui s’intéressent à l’histoire culturelle récente. J’espère au passage qu’il sera acheté par le documentation musicale de Radio France, de façon à ce que la prochaine fois que France Culture consacrera une émission à la scène musicale de Sheffield, le producteur ne se contente pas de survoler de très haut la scène électronique de la ville, en se contentant de passer 20 secondes de « LFO » sans même les désannoncer, tout en évoquant à deux reprises le label « Wrap ».

PS : j’ai mis en haut le lien vers la compilation curatée par Anniss, sortie dans le sillage de son livre mais je le remets ici, et je vous invite aussi à checker en janvier l’anthologie Ozone que va sortir Edouard Isar sur son label Musique pour la danse, ainsi que les 4 volumes de 30 Years of Rage réunis par les fameux Fabio et Grooverider, grands noms de la jungle mais qui à leurs débuts avaient entre autres choses été les ambassadeurs du bleep à Londres, et dont les sélections reflètent bien le passage et les connexions vers le breakbeat, la rave et la jungle.

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