Salut à toustes, c’est le retour de la rubrique « À la rencontre de divers aspects de la musique contemporaine », dans laquelle je vous recommande des morceaux hétéroclites que j’écoute en boucle ces derniers mois. Aujourd’hui voici quatre morceaux simples ou compliqués, chic ou DIY : deux français, un irlandais, et un américain.
Kettama est un ressortissant de l’Eire que j’ai découvert par un génial morceau house néo-90s sorti l’an dernier avec le producteur et pianiste Cody Currie, qui s’appelle « Harajuku Hammer ». En regardant son Bandcamp je me suis aperçu qu’il travaillait aussi le breakbeat et je suis tombé croque de son plus récent titre, qui sous des acapellas jamaïcains envapés d’aura déplie avec soin des fragments d’amen breaks d’une splendeur indiscutable. Ça me retourne à chaque fois : c’est un mélange de drame et de griserie, avec des stabs pas tout à fait jungle, un peu housey pour le coup, qui fument d’une émotion difficile à fixer, entre montée et descente, élan et regret. La construction stop-start me fascine, ça peut troubler au départ, mais la confusion se dissipe et finalement apparaît un relief parfaitement évident et praticable. Les vocaux, extraits de ce BAD TUNE interprété en 1992 par Home T, Cocoa Tea et Cutty Ranks, instaurent une ambiance de guerre spirituelle et d’armageddon, et même si on ne pratique pas la religion rastafarienne ça met quand même dans un état psychique plus intéressant que la moyenne. Terrible track, dévastation constructive, et une raison de plus pour penser que le retour de la jungle est probablement le seul cas de revival où l’original était tellement futuriste qu’on ne peut pas vraiment trouver ça rétrograde de relancer le moteur.
Franco-Suisse d’origine grecque, Philippe de Mouctouris est multi-instrumentiste mais joue surtout de la guitare sur les quelques disques qu’il a sortis. Comme le précise un article du site prog/ethno Rythmes Croisés, il n’a pas fait partie d’un groupe français mythique de l’underground post-68, ni écrit par hasard un tube ou composé une musique de film à succès, et visiblement aujourd’hui il est plutôt actif dans le monde des thérapies ayurvédiques. Son parcours me rappelle un peu celui de mon chouchou Luc Marianni, et sur ce titre beau et sale de 1982, extrait de Douze pour un, anthologie ultra recherchée du label AAA (où figurent aussi Comelade, Déficit des années antérieures, Ptôse ou l’étrange Philippe Cauvin, autre gratteux pas trop dans les clous ) que je vous recommande au passage sous le tag « France Parallèle », Mouctouris réussit à concentrer ondulations d’orgue synthétique et fragments de guitare égarée, dessinant harmonies et mélodies hoquetantes ou laconiques. Le climat de l’ensemble est unique, comme chez Marianni il y a un mélange d’amertume et de fierté très français, c’est la fin de quelque chose, mais une fin qui s’installe pour ne jamais disparaître, une fin de l’espoir où le sentiment de joie défunt peut ressusciter brusquement, comme les souvenirs en flash d’un vieux voyage pas si mémorable. Une splendeur DIY qui selon moi devrait être un tube, au même titre que ce morceau helvète de l’Ensemble Rayé avec Tom Cora (un peu plus « clean » dans le son, j’avoue) dont j’avais parlé voici deux ans au début de Musique Journal. Je recommande aussi le fantastique 45 tours (trois titres) sorti par Philippe en 1980 sur le label Phaedra ainsi que ses deux albums plus tardifs et plus influencés par le jazz.
À propos de jazz, je me suis retrouvé à écouter un disque du pianiste Muhal Richard Abrahams sur les conseils d’une chronique du magazine The Wire, auquel je me suis récemment réabonné (réabonnement qui d’ailleurs me donne accès à leurs archives numérisées, dont je me sers sans doute autant que de Google et Wiki réunis, c’est vraiment top, je recommande à tous les pros qui me lisent) et qui indiquait que ce musicien originaire de Chicago, membre de l’AACM, avait fait des morceaux au synthé. Un choix légèrement tabou dans le jazz militant et le free jazz (vous allez me dire « Et Sun Ra alors ? », et je vous répondrai que je ne sais pas) et qui a rendu ces quelques enregistrements électroniques plus ou moins marginaux. Le label allemand Karlrecords a sorti une anthologie de morceaux de MRA l’an dernier, où figurent deux titres synthétiques, dont celui-ci qui m’évoque une ambiance un peu Contes de la Crypte et me met dans un état d’excitation presque douloureux. C’est un délire, le free sur des synthés des années 90 ! Je pense que j’aurais pas du tout capté à l’époque, mais là je trouve ça curatif et stimulant, et si vous connaissez d’autres choses dans cet esprit-là je vous écoute, merci d’avance, il doit bien y avoir des plages de Sun Ra ou de George Lewis que je ne demande qu’à arpenter. « Think All, Focus One » n’est sans doute pas la bande-son idéale d’un samedi ensoleillé mais si par exemple vous galérez au rayon visserie de Leroy Merlin, ou devez nettoyer votre bagnole de fond en comble avant de la vendre parce qu’elle est Crit’air 6, ça peut être intéressant de vous le mettre. Ça peut aussi s’écouter comme à l’ancienne, sans rien faire d’autre, assis devant votre chaîne hi-fi, pour citer le moqueur Olivier Lamm.
Dernier choix, beaucoup plus smooth et beaucoup plus pop : une chanson d’un duo féminin qui s’appelle Decharme. C’est un spécimen de R&B français de 1995, soit une époque où la scène est encore peu structurée ici, et niveau infos le projet Decharme semble lui-même peu structuré puisque ce maxi n’indique aucun nom (on a juste les titres des différentes versions) et qu’il n’y aura ensuite qu’un seul autre single sorti chez Polygram, avec une pochette dont j’espère qu’elle inspirera les jeunes graphistes néo-nineties. Bref, j’aime beaucoup le son romantique et cheap, les sons de claviers (dont l’auteur semble être un certain Georges d’après les commentaires YouTube) et les voix de meufs next door mais dotées d’un petit talent. Le vocal masculin est moins ma came, entre le rappeur lover et l’animateur radio, mais ça donne clairement une couleur d’époque, une plus-value documentaire qui finalement me plaît bien. Un jour, quand je serai au chômage, je pense que je ferai un documentaire définitif sur le R&B français en douze épisodes, j’irai parler à toute la scène et le monde entier s’apercevra qu’il s’est passé un truc fou autour de cette musique en France et les médias arrêteront une bonne fois pour toutes de parler des yéyés, de la French Touch « de Versailles » et des baby-rockers.