Entre Aqua et Leyland Kirby, il y a The Gentle People

The Gentle People Soundtracks For Living
Rephlex, 1997
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Je me trompe peut-être, mais je pense qu’une part non négligeable du public du label Rephlex, fondé par Aphex Twin et fermé en 2014, était composée de fanatiques épouvantables qui guettaient maladivement le moindre signe de leur idole, qu’il prenne la forme d’un compte anonyme sur SoundCloud ou d’un zeppelin frappé de son logo dans le ciel de Londres. Je les imagine donc à chaque fois déçus, trahis dans leur ferveur, quand sortait sur Rephlex un disque qui s’éloignait des canons acides auxquels ils avaient prêté allégeance. C’est justement ce décalage vis-à-vis de l’idée qu’on se fait d’un disque Rephlex qui confère sa fraîcheur au premier album de The Gentle People, Soundtracks For Living. Le pas de côté que représente un tel disque joue aujourd’hui en sa faveur : au même titre que l’excellent premier album de Leila, qui s’est vu accorder une luxueuse réédition sur Modern Love cette année, Soundtracks For Living est à mille lieues des saillies brutalistes et des constructions byzantines de μ-Ziq, Global Goon, Luke Vibert, et des autres ténors de l’IDM hébergés par le label.

À la différence de Like Weather de Leila, qui est à mon sens un album vraiment singulier et qui échappe à toute comparaison, Soundtracks For Living est un disque très inscrit dans l’air du temps de la fin des années 1990. Sorti chez Ninja Tune ou Mo’ Wax, il serait peut-être devenu un petit classique, à la manière de Smokers Delight de Nightmares On Wax ou de Keep It Unreal de Mr. Scruff. Il aurait tout aussi bien pu passer inaperçu, noyé dans un catalogue plus résolument lounge et downtempo, et surtout, il n’aurait jamais capté mon attention (et je crois que dans l’immédiat je n’ai pas prévu de me plonger dans le catalogue titanesque de ces labels). 

Quoiqu’il en soit, je considère Soundtracks For Living bien supérieur aux disques que je viens d’évoquer, ou en tout cas bien moins agaçant. Plutôt que d’être dans l’hommage perpétuel à la musique qui les obsèdent, The Gentle People créent une distance ironique avec les genres musicaux auxquels ils empruntent, et s’y tiennent. En forçant le trait, je dirais qu’on est plus proche de la démarche de The Caretaker que de la vibe rétro-relou de tous ces Anglais fans de « black music » qui sortent des disques à la même époque que The Gentle People.

Même si The Gentle People semblent se complaire bien plus franchement que n’importe quel DJ Shadow ou DJ Food dans une célébration débridée du passé, ils donnent surtout à entendre une lecture très personnelle et ironique, donc, d’un pan de l’histoire de la pop culture états-unienne, aux bornes historiques floues mais solidement ancrée dans la mémoire collective. C’est l’imaginaire des Tiki bars, du sourire immaculé des Carpenters et de la rencontre de l’American Way of Life et du Flower Power – le temps de l’absorption tous azimuts des contre-cultures par les industries du divertissement. Leur interprétation est globalement joyeuse et assez enchantée, et en cela The Gentle People sont plus proches de l’insouciance outrancière d’Aqua et de son tube « Barbie Girl » (qui m’a toujours paru être une reprise secrète de « Video Killed The Radio Star », lui-même un grand moment de retromania à l’époque new-wave) que des petits malins de l’indus qui dépiautent de façon radicale les produits de consommation culturelle, cachés derrière des entités aux noms évocateurs, comme Tesco Organisation. 

Cette joyeuse extravagance trouve un écho particulier dans le traitement sonore du disque, sans aucune retenue, ce qui le différencie d’autres propositions assez similaires de la même époque, comme cette série que j’adore d’Asmus Tiechens, réalisée sous le pseudonyme Hematic Sunsets, ou le travail de Felix Kubin. En matière de gimmicks et d’effets (l’utilisation de l’effet panoramique, notamment, peut vous donner mal à la tête si vous écoutez le disque au casque), le groupe semble en effet être dans la surenchère. Il n’hésite pas à tendre le bâton pour se faire battre par une critique qui ne supporterait pas les élans sirupeux de l’exotica des années 1950, qui reste la référence centrale de l’album, en particulier sur des morceaux à la limite du raisonnable comme le splendide « Journey » ou « The Soundtrack Of Life » qui combinent à eux deux tous les clichés du genre : arpèges de harpe, sections de cordes empruntées à Burt Bacharach, flûtes lointaines, xylophones exotiques, ondes Martenot fantomatiques, et bien sûr, un attirail complet de percussions latines. 

Le disque n’est cependant pas passé aussi inaperçu que je ne le laisse entendre, pour la bonne raison qu’il est d’excellente facture et qu’il passe haut la main le contrôle qualité imposé aux sorties Rephlex. Aussi désinvolte soit-il, Soundtracks For Living est l’œuvre de virtuoses du studio : le disque se paie même le luxe de s’offrir sa propre relecture dans une deuxième partie passionnante, sorte de dub version de l’album, après un morceau au titre annonciateur, « Le Tunnel De L’Amour ». De l’autre côté du tunnel, les morceaux surchargés de la première partie de l’album, dans ces versions mélancoliques et spectrales d’eux-mêmes, n’ont plus rien de la blague parfaitement maîtrisée. C’est bien avec cette traversée du miroir que l’album révèle sa vraie nature, « hantologique », et me permet de conclure ma démonstration : Aqua et Leyland Kirby (aka The Caretaker) sont bel et bien les deux faces d’une même pièce.

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