Bonjour à toustes, j’espère que ça va de votre côté et je vous prie de m’excuser pour cette semaine de silence mais j’ai pris des vacances improvisées, je sais pas comment dire, moi-même je n’ai pas compris ce qui se passait, ma femme et moi nous sommes partis au bord de l’Atlantique, puis en Anjou, puis à Lyon, n’écoutant que notre désir d’espaces, de rencontres et de trajets grisants en Renault Modus ou en TGV. Ça m’a fait du bien, j’ai croisé des gens formidables et mangé des plats succulents, il faisait souvent beau, la logistique était presque toujours fluide. Et puis de retour à Paris, à la gare, alors que l’été commençait à arriver, j’ai été envahi par un sentiment ancien, propre à la capitale en cette période chaude, et propre à l’ambiance qui règne dans les grosses gares l’été, avec les départs et les retours, ça m’a rappelé les moments où moi-même je revenais de colo quand j’étais petit et où je me sentais mi-heureux, mi-doux-amer. Et trente ans plus tard ça déclenche toujours ce même mélange d’excitation et de tristesse, cet élan vers une liberté floue, envapée de chaleur et de pollution urbaine, qui laisse deviner un peu plus loin un certain abattement. Mais ce n’est pas l’abattement métropolitain, gris haussmannien, de l’automne ou de l’hiver parisien, qui peut rendre les gens muets ou furieux pendant des jours voire des semaines : c’est plutôt un abattement qui curieusement apaise, allège d’une énergie collective qu’on reçoit sans forcément vouloir la vivre, mais qu’on a quand même bien aimé relayer le temps de descendre du train, de porter sa valise sur le quai, d’aller prendre le métro et de remonter chez soi, on ouvre la fenêtre et l’intérieur a l’air un peu différent. C’est une sensation à la fois mixte et distincte pour moi, que j’écoute résonner presque chaque été dans la ville, une « vibe » sans but et sans objet, totalement intransitive, faite de gens en shorts ou en jupe qui portent de lourds bagages tout en passant des tourniquets, d’une impression de liberté qu’on a envie de saisir tout en sachant qu’elle n’existe pas réellement, c’est fugace et donc potentiellement frustrant mais en tout cas, sur le coup, j’ai mis mon casque dans les couloirs de Montparnasse pour écouter ce mix de Raphaël Top Secret qui commence par une sélection de R&B nineties qui m’a paru taillée sur-mesure pour cette ambiance si singulière.
J’ai déjà parlé de Raphaël au sujet de l’époustouflante anthologie Uneven Paths qu’il a faite avec Jamie Tiller en 2018 et d’ailleurs je crois que ce podcast pour Dekmantel a été mis en ligne à l’occasion de la sortie du disque. La sélection n’a pourtant rien à voir avec de la pop européenne souterraine des années 1980, puisqu’elle traverse donc d’abord le R&B américain late 90s avant de revenir quelques années en arrière, vers des choses merveilleuses qui oscillent entre la UK street soul et la early house, autrement dit des sons totalement contemporains de mes colonies de vacances, d’où la résonance particulière qu’elles ont pour moi. Sade, Loose Ends, Lil Louis remixé par Tony Humphries, je frissonne d’émotion juste en tapant ces noms d’artistes qui ont eu le talent et la générosité de capter sur les morceaux sélectionnés par Raph une atmosphère que le mot « breezy » résume bien. Même si c’est en réalité une brise qui charrie aussi son lot de larmes et d’amertume, d’espoirs déçus mais aussi de nouveaux espoirs reformulés et d’horizons sans doute plus sereins. L’esprit deep house est là, même si globalement il n’y a qu’assez peu de house, ça navigue plutôt dans des eaux baléariques mais aussi vers l’Atlantisme caribéen new-yorkais si spécial que caractérisent à la fois le Inferno Dub du « Set The Fire To Me » de Willie Colon et l’album Echoes de Wally Badarou dont un extrait est joué ici.
Mais ce qui m’a peut-être encore plus ambiancé, et disons qui m’a semblé encore plus neuf et personnalisé, ce sont les quatre premiers morceaux. Ça démarre avec Davina, dont j’avais tant aimé l’album So Good, un disque lascif de R&B pas tout à fait à nu-soul mais clairement plus mature que le R&B moyen de l’époque (mais j’adore le R&B teenage, hein, je ne juge personne), puis ça enchaîne avec ce qui constitue le seul acte de « vrai » digging de la part de Raphäel sur ce mix (par ailleurs composé de choses « connues des connaisseurs »), qui consiste à jouer trois instrus de rap/R&B extrêmement bien choisies. D’abord c’est donc l’instru du « Darkchild remix » de « Things That You Do » de Gina Thompson, chef-d’œuvre de simplicité sexy dont la version rappée était je crois très aimée de Cut Killer et de ses amis du Double H (avec un Raekwon en plein accès de génie phonocentrique qui décrit des objets en traitant lui-même comme des objets les sonorités des mots qui les décrivent, ses placements sont fous, son attitude exemplaire de charisme et d’arrogance, ça me met dans tous mes états). Puis vient une autre instru dingue produite par DJ Battlecat (et qui sample un morceau de SOS Band dont j’ai déjà parlé ici) pour le rappeur Domino, et ensuite débarque alors un son français, parisien, qui soudain précipite très exactement ce feeling que j’essaie de vous décrire depuis le début de ce texte : c’est le remix par Dee Nasty du petit tube « Paris A Le Blues » signé du collectif Mad In Paris. Les vocaux au refrain sont un peu datés mais Dee Nasty retranscrit incroyablement bien ce blues d’inspiration new-yorkaise boom-bap en langue locale : ce ne sont que des boucles et un peu de superposition, mais ça me touche, on est quelque part entre le Jimmy Jay soulful de « Armand est mort » ou bien sûr « Caroline », et un truc pour le coup assez anglais, genre Soul II Soul, avec une évidente deepness qui fait que l’instru est finalement plus dense et plus riche que la version rappée. Dans mes souvenirs c’était un morceau qui passait beaucoup sur Nova et qui d’ailleurs embaume le Bastille de 1996, le What’s Up Bar, cet esprit cool et sexy mais tout de même un peu mélancolique – mélancoolique ? – pas très ancré dans le présent et l’action, et encore moins dans le futur.
Je ne sais pas si tout ça vous parle autant qu’à moi, et je sais que ces ambiances peuvent avoir une espèce de fadeur lisse qui ne plaît pas à tout le monde. Mais la musique sait attraper les feelings flottants de ce genre et c’est bien pour ça que tant de gens en écoutent, pour capter des volutes de sentiments qui ne restent pas longtemps palpables autrement. Et en ce qui me concerne ce mix capte trop bien un truc, par ailleurs impossible à activer en moi par d’autres canaux, pour que je puisse m’empêcher d’en parler. Et pour citer un autre morceau parisien qui déclenche un type de mélancolie estivale très différente, mais tout de même voisine, je vous dirais juste que ça y est, « Voilà l’été ».