Trente ans de pop claustrophile, de Stina Nordenstam à Erika de Casier

ERIKA DE CASIER Sensational
4AD, 2021
STINA NORDENSTAM And She Closed Her Eyes
Telegram / EastWest, 1994
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Lorsque j’ai parlé l’an dernier du premier album d’Erika de Casier, un lecteur avisé du nom de Hervé Guilleminot a écrit en commentaire que la Danoise lui faisait penser à la Suédoise Stina Nordenstam, connue pour avoir développé une espèce rare de folk-jazz susurré dans les années 1990. Hervé avait tout à fait raison de relever cette similitude malgré la différence de registre et de son, une similitude qui ne se résume pas au seul fait qu’elles sont toutes les deux scandinaves et que leurs voix sont l’une comme l’autre plutôt fluettes. Je crois que leur vrai point commun, c’est que Stina Nordenstam comme Erika de Casier ont l’air de chanter avant tout pour elles seules, à la limite pour une personne en particulier (et pas deux), dans un espace qui à peu de choses près aurait pu rester secret, encapsulé dans une petite pièce, avec l’acoustique spécifique qui va avec : les sons ont l’air de se serrer les uns contre les autres, de s’envelopper les uns des autres pour former un cocon audio, de tenir à rester intérieurs, mutuellement protégés et protecteurs, dans ce climat ouaté, cosy, moelleux, mais où plane une certaine inquiétude, voire un sentiment fugace de vide et de chute. 

Les chansons de Casier sonnent plus que jamais ainsi sur Sensational, son deuxième album sorti le mois dernier ; le disque a d’ailleurs été conçu et enregistré pendant le premier confinement. On imagine de fait son travail créatif, réalisé entièrement en solo, dans un appartement dont, comme tout le monde, elle ne pouvait pas sortir, un travail ponctué d’envois de fichiers et de conversations à distance avec son réalisateur/coproducteur Natal Zaks alias El Trick. Sur la plupart des titres on devine, à travers les arrangements très “spa/wellness”, le désir frustré du dehors qui se mue en fantasme d’un extérieur dont on sait pourtant qu’il ne peut être autre chose qu’un artifice, une pseudo-réalité consciente de sa facticité (il me semble que Baudrillard et Umberto Eco appelaient ça « hyper-réalité » à la fin du XXe siècle). 

C’est néanmoins de la musique physique et tactile mais qui doit rester enfermée, obligée de se déplacer seulement sur de très faibles distances et entre les mêmes endroits à chaque fois. Je pense qu’au-delà d’une banale histoire de manque de sexe ou de contact peau à peau, Erika a essayé de retranscrire la baisse générale d’énergie de chacun et chacune, puisqu’en temps normal, lorsqu’on croise des gens qu’on apprécie un minimum et qu’on leur parle en vrai ne serait-ce que deux minutes, ça donne une ressource, ça crée une sorte de champ positif dans le cerveau. L’album s’appelle Sensational et je me dis que ce titre lui donne vocation à recréer ce monde de sensations évaporé au cours de ces mois de 2020. Erika de Casier imagine une possibilité de lien par des sons qui simulent la présence, la douceur, le soin, elle n’y arrive pas tout à fait mais c’est ce qui est beau et un peu tragique. Elle n’arrive pas, surtout, à dissiper la solitude de sa voix, laquelle évolue presque toujours dans une limbe, sans réussir à savoir à qui s’adresser. Le mélange de sensualité intransitive et d’isolement existentiel, tactile voire ontologique (c’est quoi “être” quand on se retrouve tout seul, et surtout quelles choses réussissent à “être” avec soi dans ces moments ?) donne au disque un truc presque dur, proche de l’angoisse par moments. C’est comme quand on est devant Netflix sous une bonne couette avec un bon plat et qu’on a bien rangé son appart, mais que malgré tout on reste planté dans le néant, flottant dans le précipice. Heureusement, Erika de Casier sait elle-même assez bien flotter, et elle nous aide un peu à l’imiter.

Chez la Stina Nordenstam de And She Closed Her Eyes, le rapport intérieur/extérieur est assez différent. Certes, elle a ce même élan légèrement contrarié qui la pousse parfois à regarder dehors, à se dire allez on sort là : on imagine bêtement mais sûrement un petit chalet dans une forêt, ou au bord de la mer du Nord, voire en surplomb d’un fjord, et elle est en train de guetter par la fenêtre d’un air incertain, elle trouve ça beau mais en même temps, dedans, le feu flambe bien dans la cheminée, une soupe ou un ragoût mijote, que sais-je. Ce qui est frappant, c’est que les moments de tension, puis de défoulement/déploiement vers l’“outdoor” sont identifiés en musique par des arrangements précis, souvent des cuivres jazzy, parfois des nappes de synthés. En tout cas ce sont en général les passages où la prod s’étoffe alors qu’elle était jusqu’ici relativement dépouillée, pour ne pas troubler l’expression vocale délicate de la Suédoise. Mais le dehors n’est pas toujours synonyme de joie ou de liberté, et par exemple sur la splendide “Crime”, l’épaississement de la matière (par des chœurs plus ou moins new age soutenus par un clavier discret, mais qui donne de la gravité) vient plutôt ajouter des couches de drame et de tristesse – comme quoi parfois vaut mieux rester dans son coin pour moins souffrir. Ça mériterait un plus long article mais je trouve que Stina a inventé sur cet album une façon de faire de la pop intimiste autonome, paradoxalement “empuissancée” même si elle est en partie une résignation. C’est une esthétique faite de fragilité, de repli, mais aussi de contrôle de l’espace, et qui pour le meilleur et pour le pire a essaimé dans l’indie, la folk, le trip-hop, mais aussi assez logiquement dans ce qu’on appelle la bedroom pop, ou dans certaines déclinaisons récentes de la soul et du R&B, voire même de la variété plus ou moins branchée – est-ce que par exemple Carla Bruni n’aurait pas pu découvrir les chansons de Stina pendant sa carrière de top-model, en tombant sur le CD dans une suite cinq étoiles à New York ou Londres ?

Ce sentiment d’intériorité, moins subjective que spatiale et sonore, est devenu selon moi un des principaux traits esthétiques de la musique de ces dernières décennies : on le retrouve à fond dans tout un pan de la discographie de Drake/Noah « 40 » Shebib, ou chez son tout aussi égocentrique compatriote The Weeknd, notamment à ses débuts avec Zodiac sur le chef-d’œuvre Trilogy. Au-delà de la musique, ce feeling fait partie des principaux feelings qui déterminent l’esprit de notre époque, avec en vrac la culture de la vanne dont on ne rit pas vraiment, la revendication du non-dit et non-expliqué et son symétrique, le goût du sur-dit ou du trop-dit, ce discours d’explicitation, commentaire et description triviale de la réalité qui doit faire péter les plombs en base journalière à Annie Le Brun, autrice de ce livre fantastique intitulé Du trop de réalité. C’est un feeling qui m’avait déjà pas mal traversé ces dernières années, avant le confinement, et qui s’est accentué avec lui, mais pas seulement parce qu’on a dû s’enfermer. Un enchaînement de situations m’a en effet amené à visionner, juste avant et juste après le début du lockdown mondial, deux films et une série qui évoquaient de plus ou moins près l’idée d’encloisonnement et de cocooning forcé. Il y a d’abord eu Vivarium, un truc Black Mirrorisant (pas top d’ailleurs) autour d’une maison que visite un jeune couple avant de se rendre compte qu’ils sont piégés dans une boucle spatiotemporelle, et tout le film les suit enfermés dans ce pavillon et ces rues copiées-collées. Puis il y a eu La Femme à la fenêtre avec Amy Adams en femme seule et agoraphobe qui marine dans l’atmosphère claustro-chic de sa maison new-yorkaise, en se nourrissant de vin rouge et de films noirs (c’est pas comme ça pendant tout le film, hein, après elle assiste à un meurtre dans la maison d’en face et ça dégénère ! Spoiler : c’est pas mal, quoique 40 fois moins bien que Fenêtre sur cour). Enfin Forever, série Amazon arrêtée après huit épisodes, avec Fred Armisen et Maya Rudolph en couple de quadras sans enfant qui meurent l’un après l’autre et se retrouvent réunis dans une sorte de paradis banal, apaisant et métaphysiquement vertigineux. 

Et puis à la fin du mois de mai, j’ai passé quelques jours sur la côte Atlantique avec ma femme et on s’est promenés sur plusieurs rivages aux formes amplement circulaires – je ne sais pas à partir de quand on peut employer le mot “anses” –, mais qui plutôt que d’évoquer l’infini océanique semblaient en voie de refermement sur eux-mêmes, et puis la lumière était très opaque certains jours et on avait vraiment le sentiment (pas désagréable d’ailleurs, limite rassurant) d’avoir pénétré un caveau existentiel, une grotte sur-terraine, un gouffre de Padirac à ciel ouvert (même si le ciel est selon les gnostiques – ou plus exactement selon la lecture du gnosticisme par Jacques Lacarrière – comparable à une immense porte close, un couvercle bas et lourd, qui nous sépare du “Plérôme”, c’est-à-dire du monde tel qu’il aurait dû être, monde qui aurait dû advenir si les Éons ne s’étaient pas pris les pieds dans le tapis). C’est un feeling qui trouble parce qu’il suggère une finitude qui de fait limite les possibilités en les posant, sachant que ces possibilités peuvent être aussi bien néfastes que grisantes, et donc une nouvelle forme de tension s’impose : est-ce qu’il faut opter pour la sage claustrophilie ou au contraire s’évader de ces frontières sensorielles que nous avons laissé notre vie et nos réflexes construire autour de nous ?

Je sais que j’ai l’air de m’éloigner de Stina Nordenstam et d’Erika de Casier mais en même temps dans mon esprit, tout ça reste lié : ces voix qui ne veulent pas être entendues en extérieur, qui font avec ce qu’elles ont à portée de main, des yeux et du cœur, et qui ont l’air de chercher à résonner de cocon en cocon, sans avoir à s’extraire dans le dehors, et qui sont donc idéalement taillées pour la circulation dématérialisée qui est celle de l’industrie audio aujourd’hui. Paradoxalement ce sont aussi des musiques où la chair et son expression occupent beaucoup de place, sans qu’il soit forcément question d’un “acte charnel”, mais disons que l’enregistrement des voix et le mouvement des sons relèvent, dans Sensational comme dans And She Closed Her Eyes, d’une sorte de “corporéité”, de présence incontestable en perpétuelle activité, même s’il n’y pas de rencontre autre qu’auditive. Bref, ce sont deux disques qui résonnent depuis un espace fermé, depuis un minuscule cloître, mais qui espèrent et imaginent un monde sans murs voire sans fixité, un monde qui va “jusqu’aux étoiles”, pour citer Bergson qui ne parlait pas spécialement du Plérôme mais c’est plaisant de l’envisager.


Après avoir arpenté ces anses, je sentais quand même comme une pression, un étau invisible qui me serrait les sens et l’entendement. Je crois que cet étau peut s’entendre en filigrane dans les disques de Stina et d’Erika, même si ce n’est pas exactement de leur ressort : c’est semblable à ces mécanismes qu’on appelle des “grooms” qu’on met sur les portes pour qu’elles se ferment automatiquement sans qu’on les touche. Un peu avant de repartir à Paris, on a roulé vers je ne sais plus quel endroit, la route revenait vers l’intérieur des terres, la température a pris quelques degrés et le ciel s’est peu à peu éclairci, tout ça ressemblait en fait à de la campagne lambda et plus du tout à un littoral.

Alors j’ai ouvert la fenêtre de la voiture, et là m’est arrivée dans les narines une odeur incroyable. Rien qui sorte de l’ordinaire, sûrement des herbes coupées avec des petites fleurs jaunes et un fond de mer, je sais pas trop, je ne travaille pas dans la parfumerie. C’est une senteur qui m’a saisi et frappé parce qu’elle m’a rendu heureux d’un coup, mais contrairement à la plupart des choses qu’on sent dans la nature et qui donnent de la joie, elle ne m’a pas rappelé un souvenir de jeunesse, flou ou précis. Elle ne m’a pas replongé vers quoi que ce soit, elle est juste apparue comme ça, avec son histoire à elle et son background aromatique que je ne connaissais pas, même si elle ne détonnait pas spécialement du mainstream olfactif et qu’elle ne mélangeait rien de particulier pour sentir ainsi. Je l’ai humée pendant plusieurs minutes, comme ça par la fenêtre, elle ne s’en allait pas, elle s’agitait avec vachement d’énergie et de vivacité, car la vitesse de la Modus la faisait se précipiter sur mon visage. Et cette odeur m’a illuminé parce que c’était l’odeur de cet espace sans limites que je n’avais plus senti depuis si longtemps, un espace sans limites et sans passé, un parfum de présent immédiat qui zappe ce vous avez vécu avant et qui vibre simplement devant vous pour dire que ça va, la vie est encore possible, le beau existe malgré tout, on n’est pas obligé de s’enfermer pour exister sans souffrir, et qui vous dit que les gens morts que vous aimiez auraient comme vous adoré cette odeur géniale et pleinement vivante – d’ailleurs ces gens aimés reviennent quelques instants près de vous le temps que ces molécules soufflent en torrent dans vos sinus, mais ils ne ressortent pas du passé derrière, ils sont là avec vous et avec leurs voix, leurs cheveux et leurs peaux.

L’ineffable, l’insaississable, le furtif qu’on croyait ne plus jamais pouvoir apercevoir, il est donc là autour de nous, sans se la ramener. Ce n’est pas “un parfum de liberté” comme on dit dans les documentaires ou les livres un peu nuls qui racontent une lointaine libération passée dont on ne profite plus vraiment : c’est juste une odeur libre, libre de sa destination, voire libre de destination comme on dit libre de droits. Je me suis fait remarquer un peu plus tard que pour retranscrire cet air parfumé il n’y avait aucune musique connue, que même la musique (cet art “non-perexistant” selon Hegel dans l’Esthétique, c’est-à-dire “infixable” en dehors de la partition) n’était elle-même pas assez libre et volatile pour rendre correctement ce souffle de liesse silencieuse. Et je me suis dit que ce n’était pas grave, pas grave du tout même, et que c’était même magnifique de comprendre ainsi, penché par la fenêtre d’un monospace, qu’une vibration végétale pouvait se montrer plus uplifting encore que toute la musique du monde. 

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