Le stade bonne franquette du minimalisme californien

DAVID BEHRMAN Music With Roots in the Æther (film réalisé par Robert Ashley)
Lovely Music Ltd, 1987
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Musique Journal -   Le stade bonne franquette du minimalisme californien
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Je ne peux pas m’en empêcher, j’aime les vidéos un peu crades, avec de gros pixels et une qualité sonore toujours à la limite. Qu’on ne se trompe pas : j’aime aussi les vidéos de bonne qualité hein, et je ne vais pas me forcer à regarder une vidéo en 240p quand je peux l’avoir en full HD. Cependant, et vous le savez tout autant que moi, certaines vidéos ne sont disponibles (gratuitement, j’entends) qu’avec cette résolution scandaleuse ; nous ne les avons donc connues que sous cette forme. Du coup les problèmes d’encodage, les pixels comme des châtaignes taille XL et le côté quasi-impressionniste deviennent des éléments constitutifs de l’esthétique de ces objets audiovisuels.

L’exemple qui me vient directement à l’esprit est une vidéo que je ne connais pas depuis si longtemps que cela, et m’a été montré par mon ami Tomás Dittborn, dont l’univers musical et visuel est d’ailleurs pas mal corrélé à celui de ladite vidéo (allez voir le label qu’il tient avec la danseuse Siet Phorae, non local research, ça tue). Il s’agit d’un film de presque deux heures réalisé par Robert Ashley en 1976, se focalisant sur le musicien David Behrman. Cette vidéo appartient à une série de portraits, Landscapes / Music with roots in the Aether, tous réalisés par Ashley et se concentrant sur sept musiciens expérimentaux, également ses camarades et amis : David Behrman donc, mais aussi Philip Glass, Alvin Lucier, Gordon Mumma, Pauline Oliveros, Roger Reynolds et Terry Riley.

La vidéo comporte deux parties. La première est un entretien-ballade bien deep entre les deux potes, se téléportant (on ne peut pas parler autrement de ce montage) dans des décors toujours plus californiens, avec un cadrage parfois totalement nawak. Si la discussion entre ces deux membres fondateurs du tout aussi fondateur Sonic Arts Union (avec Gordon Mumma et Alvin Lucier) vaut le coup tant pour le fond que pour la forme, c’est surtout la seconde partie de la vidéo, commençant à 57 minutes, qui nous intéressera ici. Il s’agit en effet d’une performance audiovisuelle incroyable, à la fois pour son contenu musical total patchouli et très actuel, sa scénographie tout en jeux de miroirs, et sa captation. Une combinaison qui tombe sous le sens quand on sait que Robert Ashley envisage Landscapes / Music with roots in the Aether comme « une pièce de théâtre musical en vidéo couleur » de 14 heures.

Si je suis clairement prêt à m’enfiler le tout dans une résolution optimale (j’hésite encore : 200 $ en DVD, 350 $ en VHS … je sais que pour 14 heures de film c’est raisonnable, mais bon), j’ai cependant une tendresse particulière pour cette version uploadée sur YouTube – merci infini à ode2oddvideos, ta chaîne est bien cramos – et je peine à concevoir cette œuvre autrement que sous cette forme, avec ce buzz électrique de basse intensité, cet encodage hasardeux, ces approximations. Je ne vais pas non plus tomber dans une glorification aveugle de l’esthétique lo-fi, ni dans une fétichisation du rétro : c’est juste que c’est ainsi que cette vidéo existe pour moi, et j’ai appris à l’aimer avec ses défauts (oui). Je serai très heureux quand je pourrai enfin comprendre et non deviner les expressions sur les visages, mais ça ne sera pas, j’ose le dire, la même chose, la même œuvre. J’ai l’impression que si je revois cette vidéo en bonne qualité, mon expérience n’aura plus rien à voir, et je serai à la fois hyper content et un peu déçu : je gagnerai en compréhension, mais la mystique aura en partie disparu (ou sera transformée, au moins).

Pionnier d’une musique mettant musiciens et ordinateur en interaction directe (je vous conseille son album sorti sur Black Truffle, tellement classe, j’en peux plus), David Behrman est considéré comme un musicien « minimaliste » – ce qu’appuie en grande partie cette vidéo, par ailleurs. Son travail est, selon les critères du moment, résolument américain (et pour cette pièce captée au Mills College carrément californien), comme celle de pas mal de ses camarades de jeu – notamment ceux qui l’accompagnent dans cette série de films. Elle me touche en revanche différemment et avec plus d’intensité : par son côté plus ancré, plus ordinaire (ce n’est pas un gros mot), plus humble surtout. Je la rapprocherais sans problème de celle d’un autre de ses collègues, Paul DeMarinis (qui apparaît d’ailleurs comme Behrman sur plusieurs rééditions de Black Truffle et dont l’une les réunit tous les deux) : répétitive mais pas trop, truffée d’évènements épars, électronique, radicale et ludique. Ici, on est déjà dans un futur technologique et décontract’, voire rigolo ; on ne va pas chercher Krishna et la fréquence primordiale (quoique…), mais on se creuse quand même les méninges pour faire les choses bien.

Bourdons hyper-beaux, enchevêtrement de textures parfois super discrètes, un traitement tout en finesse de l’électronique, des lignes de gratte comme des isolats vaporeux (voilà, c’était obligatoire de placer un truc comme ça ; en vrai, je ne sais même pas ce que c’est que ce cordophone, les crédits indiquent un« abbysiren », ça me laisse un peu perplexe, organologiquement parlant), un jeu sur les dynamiques malin de fou : outre sa clarté et sa justesse, cette pièce – sobrement intitulée Music with Melody Driven Electronics – me touche aussi en ce qu’elle semble tenir de la session en partie improvisée par des lascard·e·s (et des ordis !) en bonne montée, façon double hélice. Une impression pas mal renforcée par un flou (gaussien ?) perpétuel. Il ne se passe pas grand-chose mais c’est bien agencé, super accessible et en même temps exigeant, on ne sent pas le temps passer.

Ça dure une heure, la quali n’est clairement pas VG+, et pourtant (ou plutôt justement ?), impossible de détourner les yeux, en tout cas pas pour moi. On essaye toujours de comprendre quoi est qui, qui fait quoi et où, qui est le vrai, où est le reflet, sans jamais y arriver totalement. C’est pas ici que vous allez pouvoir prendre des références matos précises, les copaines. Une pellicule recouvre l’image et la brouille, voile, décale, rend diffus. Ce n’est plus une affaire de détails – même si je sais reconnaître une étoile de shérif, un gilet de peau sans manche et un bandana américain à des années-lumière – mais une totalité qui nous touche, que l’on incorpore. Je ressens un peu la même chose que devant les images de l’ouvrage landscapes de ssaliva, sorti sur le label de Sam Tiba (+ maison d’édition + boutique de fringues ? je n’arrive plus à suivre, je vieillis !) land arts, réunissant des « peintures digitales » (je cite) réalisées à partir de captures d’écran et de photographies.

Voilà. Je ne sais pas si mon argumentaire est convaincant, ni si la vidéo choisie est forcément la meilleure pour aborder le monde des vidéos qui croustillent (il y en a tellement, TELLEMENT, grand dieu !), mais ce film me tient à cœur, et c’est ce qui compte, non ? Bonne journée tout le monde.

Un commentaire

  • Florian Ronget dit :

    Ça me rappelle, lorsque j’étais petit et que j’écoutais du rap en anglais. On imagine un sens qui vient du flou de mots connexes et de signes qu’on imagine discerner dans les clips (les chaines de music-videos en livestream de Winamp, merci). Exemple de création personnelle : sur Wu-tang, Bring the pain devient Brise le pain, avec de mystiques saveurs religieuses – désappointé d’entendre Method Man dire « j’enfonce un tourne-vis dans ta merde » dans M.E.T.H.O.D.MAN!

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