Steven Feld et ses acoustémologies sensass

Kaluli Voices of the Rainforest
Rykodisc, 1991
The Kaluli of Papua Niugini Kaluli Weeping And Song
Musicaphon
Steven Feld Suikinkutsu - A Japanese Underground Water Zither
VoxLow, 2006
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Musique Journal -   Steven Feld et ses acoustémologies sensass
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Dans le milieu impitoyable de l’ethnomusicologie, mon champ disciplinaire, il existe des figures avec lesquelles on ne plaisante pas, ou très peu. Évidemment, il faut toujours remettre en cause, tenter de ne rien solidifier, questionner son épistémologie, sa méthodologie, et gnagnagna… CEPENDANT, l’œuvre et la démarche de certains chercheurs s’avèrent bien moins discutables que d’autres, car novatrices, entières et justes, et bénéficient donc d’une aura certaine.

L’ethnomusicologue, linguiste et musicien américain Steven Feld est avant tout connu pour son boulot entamé en 1976 avec les Kaluli de Bosavi, en Papouasie Nouvelle Guinée, qu’il poursuit encore aujourd’hui. En investiguant la langue des Kaluli et la poétique des lieux lui étant propre (évidemment liée à toute une cosmogonie où l’eau possède un rôle central), Feld met à jour des façons d’agencer, de concevoir, de percevoir et surtout d’entendre ce qui entoure. Mais comment faire entendre des façons d’entendre ? Avec une sensibilité folle et une compréhension archi-fine des processus à l’œuvre, il travaille sur les modalités d’écoute – beaucoup chez les Kaluli, mais aussi au Ghana –, tentant de faire comprendre par le ressenti. Une acoustémologie, donc.

Vous l’aurez compris, Steven Feld fait partie de la catégorie des ethno-OG’s.

Je ne suis pas du genre à tomber en admiration devant des gens, en musique ou dans la recherche, même si beaucoup, beaucoup, BEAUCOUP de choses m’enchantent facilement. Je n’admire donc pas Steven Feld, ni ne tombe en transe devant chacune de ses productions – son dernier film notamment, que je suis allé voir dans un amphi à Paris 8 l’année dernière, m’avait laissé sceptique sur certains choix esthétiques et de montage. Il faut cependant admettre que Feld a posé de nouveaux jalons épistémologiques, déontologiques et méthodologiques avec ses articles et ses livres, ni plus ni moins. Il a notamment écrit un article assez simple qui fait bien réfléchir sur l’idée de world music, et que tous les étudiants en ethnomusicologie se sont pris comme une petite claque, ou encore une ethnographie sensorielle / anthropologie du sonore bien maboule, toujours avec les Kaluli.

Mais c’est aussi voire surtout avec ses disques que Steven Feld a vraiment tout cassé, parvenant à bouleverser la façon d’envisager l’enregistrement ethnomusicologique, rien que ça, dont le statut passe de simple document témoignant de l’existence d’une altérité exotique à classifier à celui de collaboration horizontale (pour de vrai, pas en mode start-up) entre des personnes, et où l’expérimentation sonore sert la compréhension. J’ai eu la chance de transcrire une conversation qu’il a eue avec mon ancienne directrice de mémoire, Katell Morand, et j’avoue que la simplicité et l’implication du gars dans son affaire m’avait touché. Bref, il y a vraiment beaucoup de choses qui valent le coup chez Steven Feld. Je ne connais pas toute sa discographie, loin de là, mais je vais quand même vous présenter trois albums que je trouve vraiment cool, où il a toujours le même rôle technique, à savoir celui qui enregistre, mais où son positionnement apparaît chaque fois légèrement différent. Là aussi, finesse, donc.

Kaluli – Voices of the Rainforest

Le disque le plus illustre de Feld, sorti en 1991, est l’espace d’expérimentations diverses, notamment sur la prise de son – toutes proportions gardées, hein, on reste quand même dans le champ très cadré d’une discipline scientifique universitaire. Feld s’y prend en effet de manière assez inhabituelle quand on considère les « enregistrements de terrain » de l’époque : il place une myriade de microphones, ce qui lui permet de capter des situations mais aussi tout ce qui les environne. Celles-ci sont donc considérées comme des totalités, où apparaissent des effets de densité et de profondeur saisissants. C’est pas forcément super impressionnant dit comme ça, mais je peux vous dire que pour l’ethnomusicologie de 1991, le gars, c’était Copernic.

Les modes de collaboration et les façons de les présenter dénotent aussi d’une volonté de « faire avec » et non de surplomber. Dans les crédits, ça se côtoie sans discrimination : Mickey Hart – le batteur du Grateful Dead, qui est ici producteur du disque pour sa collection THE WORLD (à creuser absolument !) sur Rykodisc – ; des « assistant.es » et « consultant.es » du coin des monts Bosavi nommément cité.es ; les différents ingénieurs ayant bossé en post-prod sur le disque ; les Kaluli dans leur ensemble présenté.es comme performers, ce qui peut être vu comme totalement babs, mais aussi comme la mise en avant d’une compréhension toute particulière du sonore (tout ce que l’on entend, humain ou non, est Kaluli).

On ne se pare pas d’une scientificité objective de façade, ici : ce qui est recherché, c’est la compréhension du monde sonore des Kaluli, du dedans et du dehors, où celui qui tente de comprendre ne s’exclut jamais du processus.

L’intérêt de cette œuvre ne réside pas uniquement dans ses caractéristiques techniques : en construisant le disque comme une journée dans la vie des Kaluli de Bosavi, Steven Feld nous fait entendre des sons dont il est parfois difficile de définir la provenance. Cette mélodie, est-elle humaine, animale ? Est-ce de l’eau ? Pourquoi cette sensation de déplacement soudain ? On ne peut savoir avec assurance ; et c’est justement dans le caractère mouvant des contours de ces mises en son que perce une pratique de l’ethnomusicologie visant à mettre à jour des modes d’écoute et d’existence.

Ce qui est remarquable, aussi, c’est que la journée des Kaluli ne commence pas à proprement parler avec elles et eux : leur présence n’est pas tout le temps sensible, ni toujours au premier plan. Une tonne de choses se passe, des micro-événements fugaces, mais aussi des situations bien plus identifiées – une cérémonie, la coupe d’arbres.

En 2016-2017, l’ethnomusicologue a repris les enregistrements du disque, à la base en stéréo, pour les spatialiser d’une manière beaucoup plus ambitieuse, en 7.1. L’histoire s’est donc transformée en installation itinérante, dont les présentations ont hélas eu les pattes coupées par le COVID. Toujours dans cette même optique, il est reparti en 2018 en Bosavi pour réaliser un film sur le même mode – immersion dans un jour de la vie des Kaluli, avec une esthétique faisant la jonction entre les différents points de vue des actrices et acteurs en présence : les vivants, les ancêtres-animaux-forêt-cours d’eau, l’anthropologue… Une œuvre que je trouve un peu moins percutante que le disque, et un peu trop new age-ment vôtre, comme je vous le disais plus haut.

The Kaluli of Papua Niugini – Bosavi: Rainforest Music from Papau New Guinea

Ce disque, qui est antérieur à Voices of the Rainforest, est envisagé de la même façon que ce dernier : les Kaluli sont encore présenté.es comme les protagonistes principaux, Steven Feld comme un simple technicien. Avec ces enregistrements datant de 1976-1977 – soit au début de ses investigations avec les Kaluli –, la forme est beaucoup plus simple. Le répertoire est chanté et instrumental (ce qui n’empêche pas « l’autour » de toujours se faire entendre) , dans un contexte rituel et plus quotidien. On voit que la compréhension de l’ontologie Kaluli est bien moins avancée que dans le disque de 1991, mais on sent déjà que les situations, notamment rituelles, sont appréhendées comme une totalité dépassant le musical. On y retrouve, au niveau des techniques d’enregistrement, déjà des considérations très intéressantes sur l’espace : des sonnailles devant, trop fortes ; une voix guide ; des chœurs à l’arrière ; une seconde voix qui s’élève, d’on ne sait où.

Le vinyle se compose de deux parties, une sur chaque face : « Song That Moves Men To Tears, Weeping That Moves Women To Songs », et « Songs And Sounds Of Everyday Work And Recreation », et franchement, c’est complètement frappé. Le son est beaucoup plus ruff, mais détient une sorte de vitalité, de simplicité éclatante. Les rituels sont absolument extraordinaires d’émotions : les pleurs, gémissements et larmes y sont indissociables ; l’entremêlement et la profusion des voix donnent une densité peu commune ; je suis toujours éclaté au sol par la théâtralité de ce que j’entends, j’ai directement envie de participer à ce qui se passe. Les techniques vocales de tuilage, de « question-réponse » et de superposition sont super fluides, les gens maîtrisent bien leur affaire, là. Mais ce sont surtout ces espèces de canons hyper courts, souvent réalisés sous forme responsoriale, qui me rendent dingue. On a l’impression d’entendre des delay super précis et spatialisés, c’est littéralement hallucinant, je doute toujours que ça soit pour de vrai, mais ça l’est.

Steven Feld – Suikinkutsu – A Japanese Underground Water Zither

Pour finir, bye bye les Monts Bosavi, direction le Japon, avec ce disque sorti en 2006, auquel je trouve un intérêt moins ethnomusicologique que plus largement musical – et Feld s’y pose avant tout en musicien, d’ailleurs. Il construit donc ici une composition monolithique de 60 minutes autour du Suikinkutsu, un instrument minéral et aquatique – un bassin de pierre laisse couler des gouttes, à faible débit, dans un bol en céramique en partie rempli – du 17e siècle, dont la sonorité est assez similaire à celle du koto et que l’on associe à la cérémonie du thé.

Ce qui m’a plu et étonné, c’est la radicalité de la démarche de Feld, qui construit son œuvre autour de deux éléments sonores très typés, parcouru d’infinies et infimes variations : la « cithare » Suikinkutsu donc, mais aussi des cigales. La mise en espace du son – les cigales à blinde devant, le Suikinkutsu en arrière –, le caractère à la fois très aléatoire et très rythmique des trames sonores qui se superposent et se mêlent mais jamais tout à fait, et celui – inévitable – du flux sonore produisent un effet au minimum déstabilisant sur l’auditeur.rice. On ne sait jamais vraiment ce qui va se passer, mais en même temps si, évidemment, c’est toujours pareil… mais en fait non : il y a des alignements, toujours propres à celle et celui qui écoute, entre des mélodies que l’on interprète toujours, des changements dans le battement produit par les insectes (qui sonnent tellement digitaux) produisant des sauts tonaux inattendus…

C’est le GRM en beaucoup moins flamboyant mais bien plus ancré, du Pansonic en pédale douce : ça s’expérience à divers volumes sonores, en faisant des tâches de fond ou alors des trucs bien intenses, c’est vous qui voyez.

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