Le prog tardif de Café Jacques illumine le blues du dimanche soir

CAFÉ JACQUES Round the Back
Epic, 1977
CAFÉ JACQUES International
Epic, 1978
Écouter
YouTube
Écouter
YouTube
Musique Journal -   Le prog tardif de Café Jacques illumine le blues du dimanche soir
Chargement…
Musique Journal -   Le prog tardif de Café Jacques illumine le blues du dimanche soir
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Je ne connaissais pas du tout Café Jacques : jamais entendu parler nulle part. Le nom m’aurait marqué, et la musique aussi d’ailleurs si je l’avais entendue plus tôt. Leur discographie se limite à deux albums en major, sortis au début du punk et de la new-wave, alors que le groupe vient du rock progressif. Formé en 1973 à Édimbourg par une bande de sept ou huit musiciens qui se resserrera en un trio composé de Chris Thomson, Mike Ogletree et Peter Veitch, Café Jacques émerge dans une scène prog britannique alors en pleine forme, et on observe bien les liens noués avec les caïds du milieu puisque Phil Collins joue des percussions sur le deuxième album, et qu’on y entend aussi deux membres de Caravan. Mais en même temps, ce n’est pas tout à fait du prog-rock que l’on entend sur Round the Back et International. Ça joue en mode zicos, ça c’est sûr, et il y a parfois des progressions d’accords pas simples à prévoir, mais ça ressemblerait plutôt à un assortiment de styles, un spectacle de variétés qui tourne entre le blues (voire le boogie, limite le pub-rock ?), le jazz-rock, avec des arrangements de violon, de flûtes ou de synthés, des chœurs très présents, et des silhouettes new-wave ou reggae. Une atmosphère désabusée de piano-bar vide, comme si Café Jacques enregistrait son album de fin de parcours ou fin de tournée, n’attendant rien de spécial des morceaux composés, alors qu’en réalité ce n’est que le début de leur carrière (qui, certes, sera courte). Et puis il y a une chose qui me travaille chez eux, je ne sais pas si c’est leur nom ou le fait qu’une chanson soit en partie francophone (« Crime Passionnelle », avec une faute d’accord dans la grande tradition du mépris anglais de notre langue), c’est que j’ai parfois l’impression d’écouter un disque d’un artiste français. Un truc variété haut de gamme, charnière 70/80, à la Jonasz ou Polnareff, je sais pas trop à qui comparer, mais c’est une impression qui me traverse quand j’écoute ces chansons. 

Si la versatilité super placide des registres me parle déjà énormément, ce qui m’a fait bloquer pour de bon sur Café Jacques, c’est la voix du chanteur et guitariste Chris Thomson. Si j’en crois Discogs, le mec n’a jamais fait autre chose, ce qui est à la fois surprenant vu le talent qu’il montre ici, et logique puisqu’il possède ce qu’on peut appeler une voix banale, une voix d’homme de la rue, en l’occurrence de la rue édimbourgeoise. Un peu éraillée, nasillarde, voilée par instants, avec un timbre bien réel mais pas non plus dans la caricature du réalisme. Une élocution de tous les jours, d’une modernité certaine et pour le coup pas loin du punk et du post-punk, ou en tout cas à rebours des performeurs dont on sent qu’ils nous disent : « Attention je vais chanter, je vous présente ma voix, vous allez voir ce que vous allez voir ». On ne voit rien du tout ce qu’on va voir, on écoute juste un type qui a le charme de l’amateur : on le devine à la base plus instrumentiste que vocaliste, il rendait sûrement service parce que personne d’autre ne voulait prendre le micro, mais a fini par se prendre au jeu et par avoir ses petites inflexions perso, à savoir moduler son croon bien comme il faut, franchement Chris, bravo, t’es un boss d’arriver à faire ça. On se sent super bien à tes côtés, tu mets l’ambiance mais tout ne tourne pas non plus autour de toi, j’adore ton altruisme, ton humilité qui ne donne pas de leçons, ce timbre entre Chris Rea, Kevin Ayers et Robert Palmer, un triangle de masculinités britanniques qui ne fait pas trop rêver les jeunes d’aujourd’hui, mais qui anime à la perfection cette musique d’incertitudes, néanmoins rondement menée.

Dans un article de Rolling Stone en 1983, le critique John Swenson résumera avec acuité le son du groupe : « an excellent British studio band whose dense rhythmic mix and melodic keyboard textures recall Traffic’s lyricism and Little Feat’s syncopation. » Je suis d’accord avec lui, il y a le boogie, la virtuosité et cette façon d’exprimer l’émotion sans retenue, mais il omet cependant la tension et le malaise sourds qui complètent la formule Café Jacques, ce truc qui sonne déjà très 80 même si les deux albums sont sortis en 1977 et 1978. Parfois ça m’évoquerait presque le Gainsbourg eighties, en solo ou pour Birkin. Et puis sur certains morceaux, on se dit que c’est impossible que Thomson, Veitch et Ogletree n’aient pas écouté Steely Dan, qui venait d’enchaîner Royal Scam et Aja : on retrouve cette fluidité narquoise, cette manière d’exécuter des figures pas possibles comme si de rien n’était alors que ça leur a demandé des semaines de boulot, un climat où la grâce ne dure jamais très longtemps, car elle se fait bousculer par le mondain, le terrestre. 

Les morceaux de Round The Back et International se succèdent dans la relative confusion stylistique qu’on relevait plus haut, mais ils sonnent quand même taillés dans le même bloc de savoir-faire, d’élan et de résignation. Le lyrisme de « Boulevard of Broken Dreams » en ouverture d’International condense bien ce feeling : les rêves brisés n’empêchent pas les ornements prog de se la donner et les back voices de propulser l’ensemble. On dirait que ce choix de l’éclectisme vise moins à toucher le plus large public possible qu’à éviter aux zicos de s’ennuyer, dans un esprit de caprice post-moderne. C’est peut-être comme ça que se caractérise l’approche prog « universaliste » de Café Jacques : ils peuvent plus ou moins tout jouer, s’imposer en requins super techniques si besoin, mais se gardent la possibilité de pas toujours chercher à en mettre plein la vue à chaque mesure. Et de pouvoir à la place sortir une reprise de « Ain’t No Love in the Heart of City », standard soul de Bobby « Blue » Bland que reprendra entre autres Jay-Z, ou une balade FM de fin de film américain sur « Station of Dreams », ou encore un petit funk  avec fretless, vocoder, synthés maritimes et chœurs sur « Chanting and Raving ». Sur « Sands of Singapore », la construction complexe et l’agencement des vocaux peut faire penser à Supertramp, même si le timbre de Thomson ne perd rien de son ordinaire. Sur « Meaningless », on traverse les fleuves jazz-rock tout en restant hyper bien sapés, comme si Level 42 avait accompagné Yukihiro Takahashi sur Neuromantic (chef-d’œuvre du troisième membre de YMO dont dont parlait Dan Bensadoun dans son article sur Pierre Barouh, publié ici il y a quelques semaines) ; quant à « Farewell My Lovely », il m’apparaît comme le morceau typique de la démission fin seventies, la démission de la génération d’avant le punk, j’entends.

Car c’est aussi pour ça que les deux albums de Café Jacques ont résonné en moi : ce sont des disques qui passent sous l’histoire, en tout cas sous l’événement Ramones/Pistols/Clash, et qui se sont en quelque sorte fait écraser par le torrent du temps. Comme je le disais, on devine quand même des suggestions new-wave sur quelques morceaux et surtout, comme l’ont avant moi souligné les plus grands historiens du rock, leur goût prog de l’exploration synthétique et rythmique ne sera pas si rejeté que ça par la génération post-punk, malgré la tabula rasa revendiquée par le punk. Certes, je ne suis pas en train de vous dire qu’on a à affaire à des précurseurs des Raincoats ou de Rexy – le producteur de Café Jacques, Rupert Hines, a quand même bossé pour Murray Head, Tina Turner ou Chris de Burgh, ainsi que les Waterboys ou les Thompson Twins – mais je trouve que leur fusion sans prétention des genres, associé au chant désabusé de Chris, rappelle en partie celle des mélangistes lo-fi que nous aimons tant.

Round the Back et International sont donc des disques de fin d’époque mais qui annoncent sinon une nouvelle ère, du moins un nouveau style de mélange, un ton neuf même s’il respire la mélancolie. C’est la musique d’un dimanche soir qui ne déprime pas autant qu’on pourrait le croire, un dimanche soir qui, je le répète, me paraît bizarrement français voire parisien, et qui fait luire la mélancolie sur les choses sans les plomber. On entend des larmes dans la voix de Chris Thomson, mais ces larmes font briller les visions les plus quelconques, et ce crooneur malgré lui nous dit que le cours des jours et des nuits aura beau continuer, sans nous calculer, nous aurons toujours la liberté de le suspendre pour chanter le fugace et l’attachement.      

Les cosmogonies basques et sans contraintes de Lamina

Ancrée dans la mythologie basque et polysémiquement concrète, la musique de Clarice Calvo-Pinsolle aka Lamina agit avec finesse et simplicité sur des mondes sonores épars et nos imaginaires. On écoute ensemble son album Amalur, sorti l’année dernière sur le label Complex Holiday.

 

Musique Journal - Les cosmogonies basques et sans contraintes de Lamina
Musique Journal - En 1994, M.C. Rivé & The D.Joyce Spirit emmenaient la teuf dans une autre dimension

En 1994, M.C. Rivé & The D.Joyce Spirit emmenaient la teuf dans une autre dimension

Jeudi 21 Septembre 2023 : Loïc tombe une fois encore sous le charme de l’unique album d’un groupe obscur, proposant une vision de la fête audacieuse et imparable, entre house rappée et eurodance multilingue approximative.

La frénétique timba de Cuba nous rappelle que la club music se joue au départ avec des vrais instruments

Maxime Bisson nous fait découvrir aujourd’hui la timba, musique cubaine des années 80 et 90 très portée sur les idées de climax, de répétition et d’extension de la durée, à ne surtout pas confondre avec la salsa new-yorkaise même si on pardonnera aux néophytes de les confondre au départ. 

Musique Journal - La frénétique timba de Cuba nous rappelle que la club music se joue au départ avec des vrais instruments
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.