Une recommandation pour ce weekend météologiquement passif-agressif : c’est Little Darlings (1980), de Ronald F. Maxwell, et avant tout sa brillante supervision musicale. Je ne vais pas encenser le film car il pose des problèmes de male gaze et de peinture parfois stéréotypée de l’adolescence féminine ; ça se passe dans un summer camp de filles, en Géorgie, et les filles en question lancent un un pari au sujet de deux d’entre elles, Ferris (Tatum O’Neal) et Angel (Kristy McNichols) : qui perdra sa virginité la première ? Ferris, fille de riche habillée comme une dame, a un crush sur le moniteur, Gary (Armand Assante, la trentaine à l’époque), tandis qu’Angel, socialement moins favorisée et stylistiquement plus unisexe, tape dans l’œil de Randy (Matt Dillon, tout jeune et déjà très bon), qui lui traîne dans la colonie de garçons installée de l’autre côté du lac.
Bref, voir ce genre d’histoire filmée par un homme alors âgé de 30 ans peut mettre mal à l’aise et c’est sûr que plusieurs scènes évoluent dans des zones pas claires. Je préciserai quand même que le scénario a été signé par deux femmes, Kimi Peck et Dalene Young, que l’essentiel de l’action se concentre en réalité sur les relations de complicité ou de rivalité des filles entre elles (on reconnaîtra au passage Cynthia Nixon, la future Miranda de Sex & the City), et que le personnage d’Angel permet à mon sens de déjouer en partie le male gaze puisque la fantastique Kristy McNichols l’interprète en garçon manqué à veste en jean qui fume des clopes, reluque le cul de Matt Dillon, et habite subtilement cet espace situé entre l’intimité du cœur et l’image qu’on veut donner de soi.
Bref : sentiment mélangés, confusion morale, mauvaise conscience de gauche, mais une chose est sûre au sujet de Little Darlings, c’est que Maxwell et son ou sa music supervisor (non crédité.e, seul un music editor nommé Milton Lustig est mentionné sur IMDB) se sont grave éclatés avec la musique et que ça enchante ce qu’on voit à l’écran. Peut-être même que ça fait moins peser le climat creepy du truc, je sais pas. On imagine en tout cas qu’ils devaient avoir pas mal de budget, vu les titres sélectionnés : “One Way Or Another” de Blondie, “On Saturday Afternoons in 1963” de Rickie Lee Jones , “School” de Supertramp, “Oh My Love” de John Lennon, et un titre non-identifié de The Cars, entre autres. Mais surtout, et notamment dans les vingt premières minutes, les chansons emmènent ni plus ni moins le film, font corps avec lui, voire jouent en lui, et à deux reprises s’intègrent concrètement à l’action. Une première fois dès la scène d’ouverture, lorsque Angel cale un coup de pied dans les couilles d’un type qui la suit, le son de l’impact est synchronisé avec la snare du morceau “Shake It” de Ian Matthews, ça marche tellement bien, le titre passe en entier, on part avec elle dans la bagnole de sa mère célibataire qui a l’air géniale, incarnée par Maggie Blye. Et puis deux ou trois scènes plus tard, arrive une vraie prouesse, enfin ce que j’estime être une prouesse puisque je n’ai pas le souvenir de beaucoup d’autres montages de film qui ont réussi à faire ça. Les filles sont en train de s’installer dans leur chambre et commencent à imaginer cette idée de pari, et au début de la scène on entend d’abord, très bas, un morceau disco plutôt cool ; on ne sait pas trop si c’est infra-diégétique ou pas, mais toujours est-il que c’est vachement sous-mixé. Et soudain, quand Cinder, le personnage de “princesse du lycée” jouée par Krista Errickson, annonce à haute voix les termes du pari et son enjeu financier, démarre “School” de Supertramp, tout à coup plus fort dans le mix. J’ai remarqué en revoyant le truc sur YouTube que ça démarre en fait au milieu du morceau, c’est-à-dire au début de sa partie instrumentale, autrement dit c’est calé pour que “l’exposition” des termes du pari par Cinder ne se confonde pas avec la voix de Roger Hodgson, et la façon dont Errickson théâtralise son élocution semble épouser la musique, ça devient du spoken-word accidentel, l’effet est super réussi. Mais c’est pas fini : la scène dans la chambre se termine, ça “cutte” sur un plan en extérieur où toutes les filles du camp se mettent en rangs pour réciter en chœur la devise de la colo, et là, le monteur Milton Lustig s’est débrouillé pour caler cette déclamation pile sur les accords de Supertramp ! Le mec invente le mash-up tranquille et personne remarque ! Ça dure pas très longtemps, certes, mais pendant quelques secondes c’est de la magie. Et la suite de la scène, qui montre un florilège des activités sportives pratiquées par les adolescentes (base-ball, trampoline, bateau) donne vraiment l’impression d’avoir été réalisée spécialement pour illustrer “School”, c’est magnifique.
Voilà, c’est le moment le plus fort de cette B.O. et du film à mon sens. Il y a néanmoins un autre instant qui m’a frappé, un tout petit peu plus tôt dans l’action : alors que le séjour démarre tout juste, les campeuses sont à peine sorties du bus, et ça envoie “On Saturday Afternoons in 1963” de Rickie Lee Jones, tube bluesy pour pleurer en regardant par la fenêtre un soir d’automne, que je trouve pour le coup très adulte dans son affect de nostalgie, une nostalgie du teen-age précisément. Le choix peut donc étonner mais pourtant il fonctionne, parce qu’il se permet d’amener un peu de tristesse dès le départ, comme par anticipation, alors que tout le monde dans la colo est trop content. On sent que Maxwell et Lustig devaient adorer le morceau, parce qu’ils baissent le volume le temps de capter quelques dialogues avant de le remettre à fond, comme un DJ de vacances quand il prend le micro pour chauffer la piste avant de balancer son plus gros track. On peut se demander en regardant Little Darlings si Don Maxwell n’a pas carrément tourné certaines scènes en ayant déjà ses morceaux préférées en tête, mais en tout cas ça m’a procuré un énorme plaisir esthétique de voir chansons et images s’enlacer avec une telle grâce et une telle justesse. Le hit de Blondie est quant à lui placé dans une scène où les filles piquent le bus pour sortir du camp et même si c’est une sélection de titre plus évidente, ça rend quand même super bien – il se trouve que Bruce LaBruce a parlé du film en 2017 et qu’il insiste entre autres sur cette scène du bus, qu’il qualifie de « teensploitation heaven ». Je précise également qu’il y a aussi de la musique originale, composée par Charles Fox, et qui sonne à peu près comme les orchestrations de films de majors de cette époque, légèrement cheesy mais pas toujours dénuée d’élégance.
À ma connaissance, aucune édition de la B.O. n’est jamais sortie, et le film lui-même a visiblement du mal à être réédité en DVD ou Blu-Ray. D’ailleurs, certaines versions diffusées en VHS ou à la télé avaient viré plusieurs chansons pour des raisons de droits et s’étaient retrouvées, selon Wikipédia, remplacées par des chansons “similaires”. Je me dis que c’est une pratique moins rare qu’on ne le croit, puisque un copain me disait récemment qu’il avait shazamé des sons entendus en rematant des épisodes Melrose Place et s’était rendu compte qu’ils dataient d’années ultérieures à la production de la série – un remplacement causé par les mêmes histoires juridiques de durée d’utilisation, je suppose.
Regardez le film sur YT si vous voulez vous faire votre avis, ne serait-ce que les vingt premières minutes pour la musique, le temps d’écouter-voir les morceaux que je viens de citer et d’éprouver le charisme de Kristy McNichol. Son personnage de tomboy au cœur tendre aurait certainement été jugé “iconique” si en 1980 cet anglicisme – voire cette “forme fautive, barbarisme” selon le Wiktionnaire – avait déjà existé, ou du moins si son usage n’avait pas encore dépassé le cercle des spécialistes en art sacré. Sa fiche m’apprend entre autres qu’elle jouera en 1984 dans un film d’Edouard Molinaro, tourné en partie en France, mais produit par la MGM et dialogué en anglais, aux côtés d’André Dussolier et de Gérard Jugnot. Elle craquera durant le tournage, épuisée par le rythme d’une carrière intense entamée depuis son enfance. Elle finira par prendre sa retraite en 2001 et fera son coming-out un peu plus tard.
En conclusion, je dirais que cette expérience d’OST confirme en partie ce que je m’étais dit l’an dernier au sujet des films “juke-box” : c’est relou en général et ça arrive même que cela entrave une partie du travail cinématographique, mais les exceptions peuvent donner des choses superbes, comme Once Upon A Time in Hollywood et comme ici, dans un autre genre, Little Darlings. Même s’il reste quand même statistiquement beaucoup trop de Gardiens de la Galaxie et pas assez de Little Darlings. Bon dimanche et à demain (ou après-demain) !