Un disque de reggae roots tellement terrible qu’il va faire cesser toutes les blagues nulles sur Jah

MIDNITE - I GRADE Rule the Time
I Grade Records, 2007
Musique Journal -   Un disque de reggae roots tellement terrible qu’il va faire cesser toutes les blagues nulles sur Jah
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Il y a quelques semaines, j’étais à bord d’une voiture et j’ai shazamé un morceau reggae roots dévastateur, qui sonnait plutôt récent. La démystifiante appli m’a appris que le groupe que j’entendais s’appelait Midnite, que la chanson s’intitulait « In HIM » et que l’album Rule The Time dont elle était extraite avait paru en 2007. J’ai ensuite découvert qu’il s’agissait d’une formation non pas jamaïcaine mais états-unienne, plus exactement originaire des îles Vierges américaines, un petit ensemble insulaire peuplé d’environ 80 000 habitants, situé à l’est du pays de Bad Bunny et Rauw Alejandro, Porto Rico. 

Le noyau dur de Midnite était composé de deux frères, Ron et Vaughn Benjamin (qui est mort en 2019, quelques années après la séparation du groupe), le premier à la basse, le second à la voix. Conformes aux principes du reggae roots, leurs textes évoquent les thèmes chers à Bob Marley, Culture ou Hugh Mundell : la résistance à Babylone, le messianisme zioniste, le panafricanisme, et, bien sûr, les valeurs morales et les croyances rastafariennes. Un répertoire lyrique hyper stable, qui nous rappelle qu’en plus d’être la seule forme non anglo-saxonne à avoir définitivement imprimé la musique mondiale des cinquante dernières années, le reggae est aussi la seule musique religieuse extraoccidentale à s’être diffusée à la même échelle, même si je vous accorde que la plupart des auditeurs des productions jamaïcaines ne connaissent pas bien la spiritualité chère à Marcus Garvey et à ses disciples. Aurélien Bellanger parle bien de ça dans L’Aménagement du territoire, de cette interprétation totalement erronée des préceptes de Jah par les fans français ou européens de reggae, la dimension fête de l’Huma gentiment progressiste de la version qu’ils en donnent, alors que la pensée rasta est sombre, austère et conservatrice – même si avec le soleil et la ganja les profanes pensent au début que c’est la bonne ambiance.

Si la musique qu’on entend sur Rule The Time n’impose pas non plus une pure mauvaise ambiance, elle a en tout cas l’air de vouloir s’engager dans une dynamique de combat, de contestation, de dialectique maître/esclave mais aussi destin/libre-arbitre, enfer/paradis, foi/mécréance – ou, disons, de perpétuer cette dynamique conflictuelle propre au roots. Ce qui m’a frappé, au-delà de ça, c’est la modernité du son, l’acuité des arrangements, le sentiment frappant de densité et de maîtrise, la pertinence du propos audio : on devine une musique qui s’invente et évolue au présent, malgré son lien intrinsèque à une tradition très forte. Si j’en crois feu le site reggae de référence Midnight Raver, ce type de production des îles Vierges a marqué le reggae roots des années 2000 et 2010 dans son ensemble, notamment grâce à l’ingénieur du son et musicien Laurent « Tippie » Alfred, lui aussi venu de St. Croix, et fondateur du label et studio I Grade, ici co-crédité en auteur du LP. 

Je m’avance sûrement beaucoup, et ce sont des souvenirs désormais anciens, mais j’avais l’impression qu’un certain reggae roots des années 80 ou 90, celui des débuts de l’ère digitale, sonnait souvent trop propre et trop gentil, du moins à mes oreilles d’auditeur pénible cherchant à tout prix l’auteurisation esthète de l’enregistrement. Si vous avez eu vous aussi cette impression en écoutant des CD « édition boloss » de Steel Pulse ou Black Uhuru pendant vos sessions bédave au lycée ou à la fac, vous serez sans doute étonné et séduit par l’expérience Midnite sur Rule of Time : la matière est épaisse, entre le collant et l’onctueux, on entend les corps sonores se combiner selon mille variations d’intensité. Il y a beaucoup de cuivres, des nappes et des effets électroniques qui coexistent pacifiquement avec eux, une section rythmique aussi remuante qu’un rivière de montagne, clapotante et éclaboussante, et par moments tout ça placé simultanément sur la console de mixage donne des choses proches du miracle, du miracle simple et quotidien. Jah est partout dit-on, ou plutôt serions-nous « In HIM », comme le dit ce track fantastique ; serions-nous dans ce rayon de soleil qui vient ricocher sur mon clavier, dans cette petite brise qui fait doucement bouger les frondaisons du tilleul devant ma fenêtre ? La musique ici accompagne le réel et la vie des hommes qui continuent de croire en quelque chose, et je le répète, c’est de la musique sacrée, et/ou religieuse, qui lorsqu’on la perçoit ainsi nous fait comprendre peut-être mieux pourquoi le reggae roots fait l’objet d’un tel malentendu parmi des masses de gens plus ou moins agnostiques, qui veulent « juste kiffer ».

J’ai volontairement omis jusqu’ici de parler la chose qui rend ce disque si indispensable et qui plus généralement rend la carrière de Midnite si belle et si marquante : le chant de Vaughn Benjamin. Je ne sais pas où les chanteurs rastas apprennent à être aussi bons et je préfère croire que leur foi fait d’eux des véhicules divins, des relais humains de l’être suprême, des hôtes de la lumière de Jah, car sans blaguer, quand feu Vaughn prend le micro vous oubliez tout le reste : non mais guettez-moi la virtuosité tellement facile de ses lignes de chant, son timbre légèrement cassé, ses accélérations en cascade, les harmonies à tomber qu’il fabrique en frayant hyper serein au milieu des instruments, mais aussi avec les chœurs. Ecoutez « His Majesty », le deuxième morceau, vous allez comprendre tout de suite – oui c’est du “reggae de base”, le mec n’est pas un excentrique, c’est un simple fidèle qui s’exprime par la musique, mais putain, le flow du gars, arrêtez-le, les passages du parlé au chanté, les vocalises et les pauses, parfois il sonne limite moyen-oriental – d’ailleurs est-ce que des musicologues qui nous lisent sauraient me dire si le chant du reggae classique est considéré comme du modal ?

Vaughn démonte à chaque morceau, et il faut par ailleurs préciser une dernière chose importante, c’est qu’en dépit de la couleur si roots de l’ensemble, la maestria des gens en studio permet quand même de varier les registres, si bien qu’on entend plus d’une fois l’influence de styles contemporains : « Runaway » fait un tout petit peu Dipset, et on pourrait limite caler l’ a cappella du « Rap City » de Weezy dessus, « Sensi Tie Chi » fait résonner des échos du dancehall « bogle », « Simbal is The Leaf » sonne comme une chute de Stankonia (et je trouve la tessiture de la voix de Vaughn dessus proche de celle Big Boi mais ça, that’s just me), et surtout l’incroyable « Get Up » me fait penser à la prod avortée mais que tout le monde a imaginée de Larry Heard pour Sade. Voilà, vous avez compris, vos oreilles d’Occidentaux post-modernes ayant mal digéré l’Aufklärung trouveront une satisfaisante diversité dans cet album, qui alors que je le réécoute une énième fois me fait dire qu’en fait, ça ressemble aussi à de la soul classique, Quiet Storm, Smokey Robinson, Bill Withers, et que ça donne à ce disque un gros potentiel crossover malgré sa sophistication. On notera d’ailleurs qu’il avait fait l’objet d’une sortie française sur un label qui a l’air d’avoir surtout édité des choses liées à Midnite, et qui s’appelle, je ne m’en aperçois que maintenant, Soul Village – et j’ai au passage également relevé que Le Monde en avait parlé à l’époque, ainsi que David Commeillas dans Vibrations.

La discographie du groupe est conséquente, digne d’artistes au service de leur foi et de leur Dieu, et je vous inviterai très subjectivement à écouter leur deuxième et troisième LP, sortis respectivement en 1999 et 2000 mais très différents l’un de l’autre : Ras Mek Peace est un enregistrement revendiqué zéro intervention, sans intrants, ça sonne donc super live et rustique, ce qui donne aux chansons un réalisme palpable, tandis que Jubilees of Zion est beaucoup plus deep – il a d’ailleurs été nommé meilleur album des années 2000 par Midnight Raver, et je pense que c’est mérité –, les synthés sont splendides, et le jeu de basse de Ron est toujours aussi fascinant, on ne l’entend pas forcément tout de suite, ce n’est pas un gars spectaculaire, mais à partir du moment où on capte son attitude profil bas, on ne peut plus l’ignorer, il est droit et définitif, presque inhumain, mais il envoie néanmoins la chaleur nécessaire quand il le faut. Je vous souhaite d’avoir le même bonheur que moi à découvrir Midnite ; repose en paix Vaughn Benjamin, et une pensée pour toute la scène reggae de St. Croix qui n’a sans doute pas besoin de Musique Journal pour savoir qu’elle pèse, mais je me dis que c’est toujours bien de la faire connaître à celles et ceux qui l’ignorent encore.

TGIF ! Bon weekend ! Même si on revient dimanche. 

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