1985 et 1986 sont de très bons millésimes pour l’audiovisuel jamaïcain

Youthman Promotion vs Black Star Dancehall Clash
1986
King Sturmars PNP Rally
1985
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Musique Journal -   1985 et 1986 sont de très bons millésimes pour l’audiovisuel jamaïcain
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J’ai jusqu’ici surtout parlé d’albums et aujourd’hui j’ai envie de revenir à l’une de mes premières amours : les vidéos YouTube bien crousti, comme celle qui a marqué mes débuts dans Musique Journal. Dans le genre, il y a une catégorie pour moi indépassable : les vidéos de soirées dancehall jamaïcaines des années 1980. Et je peux même aller plus loin en affirmant que les années 1985 et 1986 représentent de très, très grands crus.

Il y a pas mal de vidéos disponibles, plus ou moins bien référencées, souvent sur des chaînes de bootleggeurs un peu boomiz et toujours bien VHS, et les trouver tient parfois de la chasse au trésor. Tout est stupéfiant, là-dedans : le niveau des toasters et des DJ, leur sérendipité ; l’ambiance fuego de la situation, les mille et un détails ; la classe quasi-cinématographique des participants, mais aussi la qualité des cadrages et du montage. Les vidéos ne sont pas courtes (on parle de films d’une heure, une heure et demi) et on a bien le temps de constater les effets de la ganja et de l’alcool, et de voir les gens se chauffer toujours plus. Quelque chose tient ici de l’œuvre totale : il ne s’agit pas uniquement de faire un report de ce qui a pu se passer, mais de créer quelque chose gorgé d’un sens nouveau.

La vidéo qui m’a fait entrer dans ce microcosme, « Youthman Promotion vs Black Star 1986 », en est d’ailleurs un très bon exemple. Deux trames y sont tissées ensemble, comme un second ouvrage complétant le musical. La première déroule des images de la teuf : la nuit, des personnes noires sapées au poil se mettent archi bien. La seconde trame, montée comme une suite de plans de coupe, d’interludes de « B-Roll » comme disent les pros de la prod, lui oppose son antithèse presque littérale : ça se passe le jour, et on voit des touristes, visiblement anglo-saxons, essentiellement blancs, sur des jet-skis, à cheval, en train de se prélasser, de se baigner, d’acheter des bibelots, côtoyant des personnes noires laborieuses. L’effet est terrible et dépasse tout discours. On pourrait dire que le dancehall n’est pas un endroit pour les colons, mais ce serait occulter un peu vite que les mecs colonisent littéralement la scène. Il n’y a pas une fille qui prend le micro, même si elles se la donnent niveau danse dans la salle. Après on est clairement à une époque et dans un espace assez mascu – les Caraïbes, dans les années 80 – qui occulte les nombreuses toasteuses bien classe alors en activité. Une dynamique hommes/femmes qui, j’ai envie de dire, se retrouvait un peu partout dans les années 1980.

Le micro passe de main en main, ça improvise avec une aisance incroyable, on n’hésite pas à écourter un couplet un peu en dessous (in situ ou par le montage). Il y a un truc très théâtral dans la façon dont les chanteurs occupent la scène, se bousculent et se jaugent, discutent et rigolent, saisissent chaque opportunité pour se démarquer. Les styles de chant sont parfois très différents, certains marqués par le style plus ruff alors en expansion, d’autres plus chantants et lyriques ; les voix sont des instruments qui dessinent des personnalités, maniés avec virtuosité. Les auditeu·rices / danseur·ses ne sont d’ailleurs pas en reste, toutes et tous flamboyant·es, occupant l’espace avec un certain flegme, un cool tout en contrôle qui parfois justement échappe.

Dans ces vidéos, et notamment dans le première qui documente le soundclash entre deux entités mythiques – Youthman Promotion est le soundsystem de Sugar Minott, Black Star celui des frères Noel et Donald Darling –, ce qui me stupéfait le plus reste la technique des DJ – des selectors, pardon. Je le répète encore une fois, mais la façon de mixer des gars derrière les platines est ahurissante, le rendu sonore me paraît si contemporain et expérimental que j’ai l’impression de me trouver dans une faille spatio-temporelle. Tout est fait à la main en direct, sur vinyle, c’est nawak, allez voir vers la vingt-septième minute ; les riddims sont ciselés pour venir servir le plus justement possible les chanteurs, qui s’en saisissent tout aussi naturellement. Ils en connaissent les formes, anticipent les possibles cuts et les effets… La fluidité est totale.

Le seconde vidéo est plus atypique : il s’agit d’une prestation musicale du soundsystem King Sturmars dans le cadre d’un meeting du PNP (People’s National Party) en 1985. Soirée politique donc (sur les liens entre reggae et politique en Jamaïque, on vous suggère au passage la lecture de l’article de Neil Kulkarni dans le numéro 9 d’Audimat), mais dans une salle dédiée au patin à roulettes : l’ambiance est tranks, il y a même des enfants ; après c’est pas une réunion des radicaux de gauche non plus, et ça se chauffe vite. Sur scène, les gens se mettent bien tout en gardant un certain sérieux (on roule des lourds en costume et chemise), et l’espace ressemble encore et toujours à un backstage : on ne sait pas vraiment qui va chanter, qui zone en mode membre de l’équipe, n’importe qui semble pouvoir se saisir du mic. Il y a une certaine électricité dans l’air comme on dit, et il me semble qu’on est pas à 100 % dans l’esprit Pierre de Coubertin, surtout qu’il n’y a que des balèzes en lice : Cutty Ranks tout jeune, Yami Bolo très, très jeune (genre pré-ado quoi, abusé), Burro Banton, Tenor Saw… Ne parlons même pas des DJ, tout en contrôle et maniant le fader avec une précision intolérable. Visuellement, la vidéo est plus épurée, même s’il y a des transitions et cadrages qui valent le détour.

Ces archives provoquent un choc esthétique puissant, assurément. Mais au-delà de cet exotisme à peu de frais, elles s’avèrent aussi essentielles pour saisir des continuités et résonances entre la forme musico-scénographico-performative d’une localité spatio-temporelle et d’autres, plus ou moins actuelles, électroniques et expérimentales – encore une fois, hardcore continuum, mais aussi rap, musiques indus et improvisées, par exemple. J’ai regardé ces vidéos un nombre incalculable de fois (surtout la première) et je découvre pourtant encore et toujours des trucs qui valent le détour : un ensemble de jogging merveilleux, un pas de danse si peu homologué qu’il en devient le comble du chic, des riddims démoniaques comme le premier de la seconde vidéo, pour n’en citer qu’un… Et c’est dans cette possibilité d’explorer, de démythifier en s’appropriant ces sons et images que réside aussi l’importance de ces œuvres. Je vais donc vous laisser à votre tour farfouiller avec plaisir ces documents historiques, vous perdre dans des mondes qui nous habitent encore, sans trop les dévoiler.

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