Quand la house faisait comme si le futur était là

Swayzak, Floppy Sounds, Danny Tenaglia "Speedboat/Evil Dub", "Late Night (Faux Real Mix)" / "(Dissonant Dub)", "MK2A (DTs Feeling Groovy - Dub 1)"
YouTube, 1995-2001
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Dans une courte intervention aux Siestes Électroniques pour présenter la dernière parution des éditions Audimat – une compilation d’articles de Simon Reynolds portant sur le continuum hardcore –, Étienne Menu, le rédacteur en chef de Musique Journal, a fait part de son intérêt pour ces musiques qui, plutôt que de refléter des fantasmes éculés de futurs lointains ou d’embrasser carrément une esthétique rétro-futuriste, faisaient comme si le futur était déjà là. J’ai trouvé là un écho à l’enthousiasme que suscitaient chez moi les productions de DJ Deller, un producteur de UK Garage que je n’ai cessé d’écouter cette année.

À vrai dire, cela fait un moment que je m’intéresse à cette frange de la dance music des années 1990 et 2000 qui nous fait sentir que le futur n’est pas qu’une histoire de fantasmes et de projections osées, mais qu’il se tient aux portes du présent, soufflant un vent de paranoïa sur la piste de danse. Le propos est encore un peu obscur, j’en conviens, mais cette playlist house / house progressive / tech-house commentée devrait arranger les choses !

Swayzak – Speedboat / Evil Dub

J’avais 4 ans en 1998, l’année où Swayzak sortait son premier album, qui s’ouvre donc sur le titre « Speedboat ». C’est de cette époque dont je tire mes premiers souvenirs d’ordre esthétique ; enfin, de la période qui s’étend confusément entre 1998, année de naissance de ma sœur, et la sortie du Voyage de Chihiro en 2001, véritable révolution dont le visionnage – l’un de mes souvenirs d’enfance les plus précis : au premier rang d’une salle Gaumont, place de la Bourse à Nantes, par une après-midi pluvieuse –, me donna l’impression de rentrer véritablement dans le nouveau millénaire. En d’autres termes, cette période, telle que je l’ai vécue, à pour moi une couleur, un son, un esprit. Aujourd’hui, l’extrême fin du XXe siècle me semble être un moment où la house n’a pas vraiment commencé à regarder dans le rétroviseur et à devenir le commentaire de sa propre histoire, ce qu’elle finira par être presque dans son entièreté, au début des années 2010.

Le premier album de Swayzak a semble-t-il marqué les esprits justement parce qu’il donnait à entendre une musique de l’instant présent. Une house moderne et pas encore postmoderne, en somme. En 1998, « Speedboat » sonne comme la bande-son d’un présent sans épaisseur, sans passé ni futur, quitte à se vider de toute substance. Avec Swayzak, la house s’est défaite du caractère subversif propre à bon nombre des productions de la décennie précédente, se restreignant à n’être plus que le parfum d’un temps présent. À mes yeux, l’album dont est tiré « Speedboat » n’est effectivement guère plus qu’un camaïeu musical, variations infinies autour d’une palette réduite et sans objet. Cela ne nuit pas à mon plaisir, au contraire. C’est précisément cette dissipation de l’objet qui rend cette musique aujourd’hui si séduisante : peut-être justement parce que je l’entends à une époque où, en musique et dans les arts en général, on semble plus que jamais accorder de l’importance à l’objet et au contexte.

Ainsi, si un morceau comme « Evil Dub » évoque inévitablement Basic Channel, c’est à la manière d’un épigone qui se serait débarrassé sans ménagement du folklore dans lequel baigne le duo allemand et sa cohorte de puristes de la techno et du reggae. C’est sans doute de manière complètement fortuite que le titre du morceau de Swayzak évoque le « Disco Devil » de Lee Perry : « Evil Dub », contrairement aux morceaux de Basic Channel, est une musique véritablement déterritorialisée ; si la musique de Swayzak est bien consciente d’une chose, c’est de son artificialité – de sa superficialité, même. Elle n’en reste pas moins le fruit d’une démarche créative sérieuse et profonde de la part des deux musiciens anglais.

« Speedboat », comme le reste de l’album, n’est pas pessimiste – pas vraiment optimiste non plus. Disons qu’il ne questionne pas le progrès ou la technologie, les choses sont telles qu’elles sont et la musique de Swayzak est simplement présente, utilisant de la manière la plus judicieuse possible les ressources technologiques auxquelles les deux producteurs ont alors accès. Cela ne résume évidemment pas l’attitude générale qu’on pourrait attribuer à la musique qui sortait en 1998 – chose soit dit en passant éminemment stupide, et tout aussi dénuée d’intérêt que ces opinions qui attribuent à la musique des années 1950 un certain optimiste, ou à celle des années 1970 un certain pessimisme. La musique que sortait Matthew Herbert la même année, et qu’on peut facilement comparer à celle de Swayzak pour de nombreuses raisons, était par exemple beaucoup plus self-conscious, s’inscrivant dans l’histoire de la house de façon plus volontaire et réfléchie. Il suffit d’ailleurs de comparer les titres des deux albums, pour saisir ce qui, de ce point de vue-là, les sépare : l’un s’appelle Around The House, l’autre Snowboarding In Argentina, tout simplement… Ce rapport qu’entretient la musique de Swayzak avec le présent est d’ailleurs parfaitement – et sans nul doute, involontairement – illustré dans cette vidéo diffusée sur MTV : montage au rythme de la musique d’images de nature diverse (paysage qui défile à travers la vitre d’une voiture, les deux DJ aux platines, des éclairages de Noël, etc.) au principe narratif extrêmement ténu : music and lights, et c’est à peu près tout.

Tout cela me rappelle combien, à cette même époque, j’étais fasciné par les défilés de mode diffusés sur Fashion TV, dans lesquelles les mannequins défilaient invariablement au son de ce que j’ai du mal à appeler autrement que de la « house de défilé », et que je voyais alors sur l’écran géant de cette improbable boutique de vêtements dégriffés qui s’était installée dans un ancien cinéma à la fin des années 1990 à La Baule. À chaque fois que j’entends « Speedboat », je pense désormais à la souriante grenouille en smoking peinte sur la devanture de cette boutique.

Floppy Sounds – Late Night (Faux Real Mix) / (Dissonant Dub)

« Late Night », produit en 2001 par Rob Rives, l’un des ingénieurs du son d’Axis Studios – le studio d’enregistrement de François Kevorkian à New York –, est de la même trempe que les productions de Swayzak, à cela près que lui semble avoir choisi la pilule rouge plutôt que la bleue et être passé de l’autre côté du miroir. L’original mix s’appelle d’ailleurs « Faux Real Mix » ; on sent que Matrix est passé par là et que Baudrillard et Derrida ont fait leur entrée dans la pop culture.

Encore une fois, ce n’est pas un futur lointain que convoque « Late Night », qui nous laisse plutôt penser que nous vivons déjà dans le futur. C’est un morceau de science-fiction, mais d’une science-fiction de 2001, une science-fiction au présent, comme l’est aussi Matrix, d’ailleurs. La voix qui s’adresse à nous n’est pas à proprement parler robotique : ce n’est pas celle d’une machine sexuelle comme les détectives privés en croisent dans la SF poisseuse de Blade Runner ou de L’Incal. C’est plutôt une voix déformée par les canaux de communication contemporains. Une messagerie rose que les moyens de communication actuels feraient résonner de manière surnaturelle, comme si le réseau informatique par lequel elle transitait déteignait sur le timbre de sa voix.

Tout cela prend un tour plus étrange encore lorsqu’on réalise qu’il s’agit d’une reprise de « Late Night » de Syd Barrett. Il est, je crois, impossible de s’en rendre compte sans avoir lu les crédits, et cela relève en partie de l’anecdote. Et pourtant, je me prends à rêver de quelque poète hacker qui diffuserait sur les ondes, de manière intempestive, les paroles de ce morceau tiré de The Madcap Laughs, album de rock psychédélique décharné parmi les plus purs que la fin du rêve et des utopies portées par les années 1960 ait engendré. Le simple fait d’avoir projeté la figure de Syd Barrett dans un morceau de tech-house si brillamment produit me laisse songeur et en révèle bien la part maudite et paranoïaque. House de mauvaise augure et de mauvais genre, aussi ambivalente que la montée de taz qu’elle évoque, et qui contient, en germe, la descente à venir.

La beauté de cette house du début du XXIe siècle – cette fameuse « tech-house » qui, lorsqu’on l’évoque, suscite incompréhension et malaise, sans doute parce que l’expression semble surtout renvoyer à des festivals monstrueux en Hollande, ou à des afters parisiens glauques – réside à mon sens dans le principe de « subliminalité » qui régit sa construction même. Un principe exacerbé ici par la version dite « Dissonant Dub » : le morceau évolue sans qu’on en soit pleinement conscient, ou plutôt, c’est avec un temps de retard qu’on prend conscience de chacune des bifurcation qu’il a suivi. Le « Dissonant Dub » amplifie encore les plaisirs nauséeux et dissociatifs que « Late Night » procure, en faisant résonner des kicks déjà excessivement amples et en appliquant des effets de delay interminables.

Rob Rives est un producteur qui incarne parfaitement cette maniaquerie des « producteurs-ingé son », précisément parce que son attention au détail rend fascinants des morceaux à première vue insignifiants, sans qu’il ait à déployer le lourd arsenal de « trucs et astuces » de producteur de house progressive, déjà usé jusqu’à la corde au début des années 2000. En préférant travailler sur l’infiniment petit, sa musique est à mon oreille d’une nature beaucoup plus progressive que celle défendue par Sasha et John Digweed, et me semble indiquer une piste beaucoup plus féconde pour la house qui est produite aujourd’hui, puisant justement son inspiration dans les productions du début des années 2000 et de la fin des années 1990.

Danny Tenaglia – MK2A (DTs Feeling Groovy – Dub 1)

Quand j’écris plus haut qu’à l’époque où Swayzak sort son premier album, la house n’a pas encore commencé à se retourner sur sa propre histoire, ce n’est pas tout à fait vrai. L’un des artisans de la première heure de cette patrimonialisation de la house – phénomène qui prendra de l’ampleur au siècle suivant jusqu’à s’étendre à toutes les strates de la musique électronique : des tubes de David Guetta ou de Beyoncé aux labels de house se réclamant de façon ostentatoire de l’underground, comme DKO records, tout semble participer à la fossilisation de cette musique – est sans nul doute Danny Tenaglia.

De tous les producteurs de house, peu me fascinent autant que lui, non seulement parce qu’il arrive à rendre tout à fait envisageable de jouer des morceaux de Jamiroquai ou Patricia Kaas en club, mais surtout parce qu’il incarne à lui seul toutes les contradictions de la dance music. Il conjugue notamment, et sans aucune peine, ces deux inclinaisons contraires de la house du tournant du siècle : la fuite en avant technologique et une tendance à la panthéonisation de ses icônes, à la célébration de son histoire – emboîtant ainsi le pas au hip-hop, notamment au-travers de producteurs comme Moodymann.

Cela dit, ce remix des Shamen ne répond pas du tout à cette seconde inclinaison et ressemble presque à une démo technique, une sorte de démonstration de force du son que Danny Tenaglia est capable de sortir de son studio en 1995. Comme souvent chez ce dernier, le remix est un prétexte à l’expérimentation, que ce soit en termes d’arrangements, de dramaturgie ou tout simplement de technique de production. C’est pour cela qu’il produit généralement plusieurs remix d’un même morceau (quatre en ce qui concerne « MK2A » !) : un vocal mix pour satisfaire les exigences de la maison de disques commanditaires, et plusieurs dub mix aux appellations souvent exubérantes (« Big Kahuna Mix », « Bates Motel Mix » ou encore « Friday Night At The Twilo Mix »), qui empruntent au morceau original seulement ce qui sert le dessein de Tenaglia – et c’est parfois peu de chose, comme dans ce « DT’s Feeling Groovy – Dub 1 ».

Que les remixes de Tenaglia soient réussis ou ratés, ce sont toujours des tours de force techniques, des invitations à jouir sans entraves ni arrière-pensées de la technologie qui s’offre à nous et qui donne naissance au morceau ; le producteur semble se présenter, finalement, comme un simple intermédiaire entre elle et nous, à la manière d’un médium. Par un coup de l’histoire, ce réagencement en avance sur son temps d’un point de vue technique évoque terriblement l’époque qui l’a vu naître, à savoir le tournant des années 1990. Une époque où la technologie permet de liquéfier la house, la rend plus organique qu’elle n’a jamais pu l’être. Avec ce remix des Shamen, Tenaglia arrive à canaliser des éléments apparemment insaisissables et à donner à ces motifs liquides une impulsion « motorique » : des vrombissements métalliques côtoient une bassline outrageusement rebondissante, le tout dans une stéréophonie totalement débridée. Comme beaucoup des meilleurs remixes de Tenaglia, il donne à entendre une sorte de prodige technologique qui aurait sans doute été impensable quelques mois auparavant. Et c’est justement cela qui inscrit cette musique dans son époque ; une époque où, contrairement à aujourd’hui, on pouvait encore faire entendre les évolutions technologiques des studios, presque au jour le jour – la digitalisation du son, la rapidité de machines de plus en plus performantes, des possibilités sans cesse renouvelées offertes par l’ordinateur. De même que le saut technologique que représente chaque nouvelle génération de console de jeu est bien moins considérable qu’il y a 20 ans (essayez d’imaginer ce que pouvait représenter le passage de la N64 à la GameCube par exemple), le passage d’Ableton 10 à 11 ne se fait aujourd’hui plus entendre.

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Frapper vite et dur : c’est le projet de l’“autre hardcore” de Yann Dub et Explore Toi, musiciens français auxquels les éditions Gravats consacrent une rétrospective, Nation de la Boue. Un disque posant les contours d’un univers musical qui ne transige pas, refuse, et prend l’autoroute techno à contresens.

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C’est la fin de la semaine, mais pas de la culture avec un grand C (comme dans cinéma, winkwink) ! Loïc Ponceau s’attaque ce matin, dans une analyse enjouée façon Les Cahiers du Cinéma en dilettante, à une oeuvre importante de La Nouvelle Vague, largement méconnue mais pourtant déterminante : Méditerranée, de Jean-Daniel Pollet.

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