Après le buzz énorme provoqué par notre non-bilan 2022, quelques précisions étaient nécessaires

Musique Journal -   Après le buzz énorme provoqué par notre non-bilan 2022, quelques précisions étaient nécessaires
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Vous avez été quelques-unes et quelques-uns à réagir et faire circuler l’article de mardi et j’en suis plus que ravi, puisque c’est entre autres pour discuter avec d’autres gens (voire débattre) que j’ai lancé Musique Journal. Mais en vous lisant, puis en me relisant, je me suis aperçu que j’avais parfois été légèrement mal compris, car j’ai moi-même mal formulé des choses, mélangé différents problèmes, trop compacté certaines remarques et bref, plutôt que d’éditer ce texte, je vais en éclairer plusieurs points ci-dessous, en essayant d’être moins flou (mais je vous garantis rien). En tout cas avant tout merci d’avoir été sensibles à ce que j’ai tenté de dire.

D’abord, sur la question de la surproduction et de la sur-accessibilité : ça fait à peu près quinze ans que les sites de téléchargement type Mediafire, les plateformes streaming et YouTube nous proposent des quantités astronomiques de musique d’hier et d’aujourd’hui. En 2011, Simon Reynolds avait décrit ce phénomène de trop-plein et de boulimie morbide dans un super texte pour Wire lisible ici. La plupart des fans de musique, pros ou non, subissent donc ce phénomène depuis un bon moment et ce n’est pas vraiment ce que je cherchais à décrire dans mon bilan de l’année, même si bien sûr cette dynamique proche de l’ensevelissement compte toujours aussi fort dans cet écosystème de recherche/découverte/appréciation. Seulement, avec le temps, j’ai l’impression – en gros – qu’on a un minimum réussi à dompter ce bordel et à y évoluer un peu mieux qu’avant. 

Ce que je voulais davantage souligner, car là, ça m’est apparu comme une nouveauté, c’est ma baisse de sensibilité et/ou d’appétit pour des choses qui pourtant sont censées me plaire. Ce n’est pas du tout que la musique est devenue moins bonne – puisque mon sentiment concerne autant des sorties anciennes que récentes –, c’est plutôt que je ressens moins souvent la magie, le crush pop pour une chanson ou un projet, cet élan très intime qui transforme une combinaisons de notes, de rythmes et d’effets en un moment de grâce. Cette faculté de l’auditeur/auditrice à actualiser l’aura que suggère un morceau quand on clique sur play, à faire apparaître son halo de beauté et de joie, m’a parue chez moi atténuée. 

Un morceau ou un album peuvent réunir tous les ingrédients pour me séduire, mais très souvent je ne suis pas dans l’ambiance, je ne reçois pas l’énergie : je n’arrive pas à signer le pacte de croyance. Un écueil qui relève sans aucun doute d’une forme de lassitude, aux causes multiples et plus ou moins profondes, mais je pense aussi qu’il y a une usure du goût subjectif et du processus de satisfaction personnelle qui le nourrit. Ce que je veux dire, c’est que dans les faits je me demande si ça compte tant que ça pour moi de vraiment aimer tel ou tel disque, même s’il se présente comme en théorie à fond dans mes cordes. Il y a par exemple l’album de goo age que j’ai vraiment trouvé top quand je l’ai écouté (de manière éparpillée, à deux, peut-être trois reprises) et qui colle à plusieurs de mes kinks, mais qu’en fait je n’ai jamais eu envie de me remettre plus que ça. Pourquoi  ? Je ne sais pas trop. C’est peut-être ma façon à moi de me rebeller. Rentrez chez vous les data, vous ne ferez pas taire Étienne Menu, je ne suis pas un numéro, HIT-ALGO démission !!!

Ce que je veux dire est assez simple, en fait, et a déjà été dit plein de fois (dans le domaine musical ou ailleurs) : l’expérience esthético-affective de l’art ne se résume pas à un ensemble de critères et de sous-critères fixés, propre à chaque individu. Il y a le mood général de l’auditeur, et puis toutes ces altérations diverses de la perception (pas juste les drogues ou l’amour ou le sexe, ça peut être l’aspect de ce qui nous environne, la météo, le moment de la journée ou de l’année) qui viennent jouer dans l’interaction. Tous ces éléments feront que même un disque objectivement « incroyable » sonnera tantôt comme une miracle, tantôt comme une simple somme d’informations sonores. Et d’ailleurs parfois c’est ce que j’ai l’impression de faire en écoutant de la musique sur Internet : je recueille des informations, comme on pourrait regarder le résumé d’une journée de Ligue 1 ou passer en revue « les grandes lignes de l’actu ».

À l’inverse, tous ces aléas permettent vertueusement de découvrir des trucs hors de ses zones de goûts, on se décentre, on s’oublie un peu et on se retrouve à aimer un tube FM random de 2005, ou une énième tournerie caribéenne. C’est ça que je décrivais en parlant des radios de supermarché, la dimension par moments surprenante, avec caractère documentaire, de l’écoute accidentelle. 

J’ajouterai aussi que j’ai constaté cette année plus que jamais l’épuisement de ma pulsion egotique à trouver « mes » disques, ceux qui correspondent le mieux à l’idée que je me fais de moi et de ma manière de distinguer ma sensibilité de celles des autres. J’admets que je me suis retrouvé bien souvent à tourner en rond sur Bandcamp, en plein accès anhédoniste. Là encore je vais nuancer : l’amour de la musique n’est bien sûr pas entièrement déterminé par ces questions de capital culturel, précisément parce que l’expérience d’écoute peut toujours se révéler sublimante et transcender ces enjeux. Mais j’en ai eu marre de chercher mécaniquement à cultiver ce goût personnel, j’ai souvent vu le bout de mes subtilités autoproclamées, pour ne pas dire touché le fond en allant tester, au hasard, un EP de rnb nourri par la rave belge et les débuts de Paris Hilton, un autre EP de street-soul 90s infusé lui aussi par la rave mais cette fois-ci la rave UK, puis un private press sorti à l’occasion d’une expo d’op-art faite par un collectif de plasticiens mexicains s’essayant par accident à la minimal synth, puis un réédition d’un lost classic du RIO lombard, puis enfin quatorze snippets de rap ricain anonyme postés par somanyshrimp. 

Je répète que j’ai quand même adoré plusieurs albums et pas mal de morceaux, mais globalement je me suis senti détaché du jeu en cours. Et ça ne m’a pas fait me sentir spécialement mal, ni spécialement bien ou mieux : j’ai juste eu le sentiment que c’était un meilleur choix pour moi de zapper que de rester.

Je terminerai en précisant que ma vaniteuse sophistication du goût m’a en particulier sauté aux yeux au printemps, lors des délibérations du comité de sélection du prix Joséphine, dont je faisais partie avec une dizaine de consœurs et confrères journalistes. Chacun et chacune avait listé un certain nombre d’albums (les candidats devaient avoir été produits en France et être sortis entre juin 21 et mai 22) et nous nous sommes donc retrouvés avec un certain nombre de disques « en ballotage » à défendre de part et d’autre. Perso je voulais faire passer le LP de Rose Mercie et celui de Chimère FM, que j’aime vraiment beaucoup, et je me suis dit qu’en mettant un ou deux extraits les gens autour de moi allaient comprendre mon enthousiasme. Avec Rose Mercie, ça a mal commencé, le chant pas très pro et les instruments qui brinquebalent (et qui pour moi font tout le groove de leur musique) n’ont pas convaincu tout le monde, c’est rien de le dire. Donc déjà je me sentais un peu con, un peu humilié aussi, comme si on me disait « hey coco, tu redescends là, reviens parmi nous stp, y en a qui bossent ici », limite comme si j’avais perdu pied avec la réalité. Mais alors ensuite avec Chimère FM là, je me suis carrément fait propulser au beau milieu d’un couloir d’incompréhension qui m’a paru interminable : faut dire que j’ai directement mis « Les impétrants », où John Cravache commence par répéter vingt fois de suite « Les impétrants… sont innocents » d’une voix mi habitée mi « on va fermer monsieur faut s’en aller là », tout ça ponctué de « ouais » et de « hey », sur un instrumental que je trouve mortel mais que visiblement j’étais le seul à kiffer – ah ce feeling de s’exciter dans son coin au milieu d’une assemblée consternée, ça je recommande ! Plusieurs membres du comité ont eu l’air se demander si je leur faisais pas une blague un peu « provok », d’autres levaient discrètement les yeux au ciel. Ça m’a rappelé ce film où Ryan Gosling joue un type un peu simplet qui un jour présente à son frère sa fiancée, il arrive tout content avec elle à son bras, sauf que le frère s’aperçoit que la fiancée n’est pas une vraie femme ni même un être vivant, mais une sorte de poupée gonflable hyper réaliste.

Bref tout ça pour dire que le crush intime de la musique reste un moment pas simple à communiquer comme ça, à la cantonade. C’est tellement perso, quand on y pense, ce truc d’attachement spontané, la joie dans laquelle ça peut nous mettre : ces combinaisons d’émotions et d’idées infimes, fugaces, inarticulées, ne se prêtent bien ni à l’analyse ni au dialogue ; et l’état final dans lequel elles nous plongent ne diffère pas tant que ça de moments officiellement obscènes comme l’orgasme, les sanglots, le fou rire ou la simple attirance sentimentale ou sexuelle quand elle ne peut se dissimuler. 

Donc, quand après avoir ruminé tout ça, je dois aller me demander si oui ou non tel album me plaît et essayer d’écrire pourquoi et de rationaliser un minimum mon expérience, bah forcément je me demande un peu à quoi bon. Est-ce que ce truc que j’aime tant est en fait ridicule, minable ? Je me ferais avoir ? Je m’imposerais son emprise ? Où est-ce que j’y vois quelque chose d’incroyable que les autres, aveugles enfermés dans leurs cavernes, ne peuvent distinguer tant qu’ils n’auront pas reçu la révélation ? Ni l’un ni l’autre, je crois, mais aussi les deux à la fois, en alternance plus ou moins équitable. Accepter de se faire avoir est sans doute une condition sine qua non de l’expérience d’écoute. La récurrente impossibilité de partager sa jouissance prouve que, toute collective qu’elle puisse être à notre époque de réseaux et de tournées sold out, la pop music tend quand même toujours vers un pôle parfois si intérieur qu’il en devient mystérieux voire opaque. Et si j’ai donc moins aimé de musique cette année, j’ai en revanche l’impression d’avoir mieux compris que jamais à quel point elle évoluait dans une espèce de sphère privée en moi – et ce malgré tout l’élan de partage et de découverte qui a fait naître Musique Journal et qui plus que jamais l’alimente aujourd’hui.

Je m’arrête là car je sens déjà que je suis trop parti dans tous les sens, je vous souhaite un très bon Noël, merci encore du fond du cœur de nous avoir suivis toute cette année, on vous aime, bravo vous êtes géniaux, et abonnez-vous si vous l’êtes pas encore !!!

2 commentaires

  • Amdin Karati dit :

    Je saisis mieux l’article précédent avec ces précisions – en fait je me faisais un parallèle en terme de « rencontre ». Est ce qu’on rencontre une œuvre musicale comme on rencontre une personne ? Parfois j’ai envie de ne parler à personne et personne ne trouve grâce à mes yeux – alors ça peut arriver aussi avec la musique? Pour moi MusiqueJournal c’est vraiment un site de rencontre. Merci braz

  • etiennemenu dit :

    eh bah dis-donc ça me fait méga plaisir de lire ça, parce que je me rends compte que oui, c’est exactement ça ce site, t’as totalement raison Amdin merci bcp bcp bcp, bon réveillon à toi et tes proches

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