Je qualifierais mon amour pour T-Pain d’incommensurable, voire de déraisonné, alors que je ne connais pas grand-chose à sa discographie et que je n’ai pas plus que ça envie de la fouiller. C’est tant mieux en un sens puisque mon fanatisme (modéré) porte en fait spécifiquement sur une unique chanson. Pas besoin de plus pour devenir une auguste et vénérable personne à mes yeux. Quand sort « I’m Sprung » , en 2005, j’ai 14 ans : je ressens toujours « trop » et sans discernement, tout en zigzaguant paradoxalement à vue, avec insouciance. L’année passée avait déjà été maxi riche en émotions avec la sortie du « In Da Club » de 50 Cent, que j’avais aussi poncé avec ardeur. Mais avec la sortie de ce tube – comme avec celle, un an plus tard, de « « So Sick » –, la musique qui parle du cœur commence aussi à parler au (et du) mien. Dans ce non-sens qu’est l’adolescence, « I’m Sprung » tient du miracle : il ordonne le chaos sans le faire disparaître, condense un monde ultra-sensitif où l’extérieur et l’intérieur se répondent sans cesse.
Du point de vue sonore, ici tout est justement trop, que ce soit sirupeux ou compressé : les synthés, les claps, cet ostinato de cordes minimaliste et surpuissant. Et évidemment cette voix, fendant l’instru tout en s’y fondant, portée par une prothèse futuriste alors assez peu connue du grand public et que peu de personnes – voire carrément personne – ne maniait avec l’assurance de T-Pain. Une voix transformée, inhumaine mais fluide, assumée à 1000 %. Et c’est précisément cet excès de sensualité et de vitalité, ce trop-plein qui m’avait directement empli le cœur. En allant au collège, au retour de celui-ci, à pied et dans le bus, cette chanson m’accompagnait, zonant pour toujours sur mon mp3 Creative Zen (même si mes goûts étaient plus erratiquement rock, entre Guerilla Poubelle, Silmarils et Ben Harper).
Ce chant où l’humanité déborde d’une artificialité première, c’était, à partir de ce morceau novateur, LE truc de T-Pain, son invention à lui. Cela le resterait pendant un bon moment, avant que l’auto-tune ne devienne, pour le rap et bien d’autres musiques, l’équivalent des pédales pour les musiques à guitares – sur ce point, je vous conseille d’ailleurs de lire, si ce n’est déjà fait, l’article très bien foutu de Simon Reynolds sur le sujet, traduit par Jean-François Caro dans le onzième numéro d’Audimat, où le critique anglais revient sur l’historique, les usages et réceptions de cet outil. Mais au début du second millénaire de notre ère, Faheem Rasheed Najm (le vrai nom de T-Pain) est musicalement le roi du monde, invité par d’autres sur un nombre incalculable de featurings, où sa présence est synonyme de celle de l’auto-tune comme agent esthétique. Cependant, en ce qui me concerne, aucun de ces titres ne m’a enchanté autant qu’« I’m Sprung ».
Malgré cette longue introduction enjouée, il s’avère que ce n’est pas de ce classique que je vais parler aujourd’hui, mais d’une session live de T-Pain en 2014 pour les fameux concerts filmés Tiny Desk, lancés par la radio publique étasunienne NPR. À première vue, cette session n’aurait pas dû attirer tant que cela mon attention : elle comporte trois tracks dont la ritournelle adorée ne fait pas partie ; et SURTOUT, le chanteur n’y utilise pas l’auto-tune. Mais, et c’est justement tout le point de cet article, il s’avère que sans transformation vocale, sans amplification même, seulement accompagné d’un clavier, Faheem se la donne grave et me transporte encore plus. Rieur et drôle, un peu dérouté par le fait de chanter en direct sans appareillage, pas vraiment à l’aise, il en fait encore trop sans pourtant jamais vraiment s’ouvrir.
Ses chansons parlent de clubs, de beuveries et de petites copines pas farouches, mais son interprétation leur donne une portée dramatique improbable. Il y a la manière dont il transfigure des lignes mélodiques assez pauvres en jouant sur les placements rythmiques et une foule de fioritures vocales un peu sexy ; et puis ces paroles homériques dans leur superficialité, mais qui disent si bien les dynamiques ambiguës de certaines relations – genre « Drankin’ Patna », désolé mais l’intensité de ce truc, c’est un peu un appel à l’aide, non ? Le claviériste, un dénommé Toro – le gars a un nom et un physique de videur, et peut-être a-t-il déjà sauvé T-Pain d’un mauvais pas en boîte avec sa double compétence de pianiste pour ladies et d’expert en MMA ? –, fait le taff sans charger la mule, donne de la force à cette épure. Exemple un peu cool : « Up Down (Do This All Day) » avec son riff opérant une jonction improbable entre « Regulate » et un slow jam, où le chant, à la fois fragile et puissant, s’infiltre partout.
Ces versions pas si simples de morceaux que l’on a tendance à considérer comme simplistes se suffisent en fait à elles-mêmes, et on dirait que T-Pain lui même est un peu surpris par la portée de ce dépouillement, qui dévoile sa fragilité dans le même mouvement. Je trouve cela assez émouvant, cette facette d’un individu qui se révèle presque fortuitement, malgré lui, cette foule d’artifices, comme ces rires et ces sourires rencontrant ceux des auditeurs en présence, ou tombant parfois un peu à plat, révèlent une intériorité évidemment un peu plus complexe que les chansons ne pourraient le laisser penser.
La session dure moins de quinze minutes et passe toute seule, le temps de trois morceaux, on comprend les tenues improbables, l’esthétique souvent douteuse, l’omniprésence médiatique aujourd’hui lointaine. De ces temps glorieux, il ne reste plus grand-chose : juste le trop-plein sublimé d’un artiste qui est assurément plus qu’un simple subterfuge technologique, mais qui ne pouvait se résoudre à être au chose. La pratique et la vie sous la malédiction de l’auto-tune d’un archétype fantomatique de son époque, surgissant des limbes, empli de mélancolie, pour se rappeler au monde.