La semaine dernière, alors que je me trouvais en partance pour un séminaire team building dans le Morvan avec Dragon du Poitou – embrassades, le sang –, je reçois un appel impromptu de Jean-Michel Beaudet, mon honorable directeur de thèse. Jean-Michel, je l’adore. Je le connais depuis ma reprise d’études et mon arrivée à Nanterre, il est ma première rencontre avec l’ethnomusicologie et, sans que je m’en rende vraiment compte, ses cours complètement diffractés ont grandement participé à dessiner ma façon de faire et comprendre l’ethnomusicologie : située fort, avec et pour les gens, pour de vrai, humblement (j’essaie). En tant que figure tutélaire, il est top, aussi : il ne me sollicite pas ni ne s’inquiète outre-mesure (pléonasme), mais est pourtant toujours à bloc quand je lui parle de mes travaux, qu’ils soient ethnomusicologiques, artistiques, musicaux ; quand je me crois radical, il a le chic pour me surpasser de deux têtes tout en fluidifiant ma pensée ; il est curieux et ontologiquement mobile, ne surplombe jamais les autres de l’étendue de son savoir qui est pourtant giga-vaste, reste (trop) humble quant à son œuvre – écrits et enregistrements in situ – qui compte des choses incroyables. C’est un régal, on est sur l’anti-boomer parfait, je pose une triple validation. Et puis un gars qui a écrit un bouquin sur les liens évidents entre musique, danse et alcool se range forcément dans la caste des seigneurs.
Bref, Jean-Michel m’appelle. Nous prenons les nouvelles, rigolons un peu, comme toujours et la nouvelle tombe : il vient de remettre la main sur ses tout premiers enregistrements « de terrain », comme on dit communément dans notre discipline – un terme qu’il récuse d’ailleurs, car instaurant la recherche comme un rapport de domination où la matière est excavée par un ethnographe tout-puissant. Ceux-ci ont été réalisés dans les rues de Cayenne, en janvier / février 1977, à l’aide d’un magnétophone à bande Uher 4000 mono, et un microphone Beyer 88 ; un dispositif rustique et surtout économique. Excités et émus de réécouter ces sonorités vieilles de 46 ans, il me demande alors si ça ne m’intéresserait pas, avec mon journal là, où alors avec mes potes, de faire un truc de ça. Et puis surtout que le mardi en 20 (jour où j’écris ces lignes), c’est mardi gras, quoi ! Je n’hésite pas 5 secondes et bondis sur l’occasion – car je pense à vous, chèr·es lecteur·rices –, et nous voilà aujourd’hui.
Je n’y connais pas grand-chose en matière de carnaval, mais je sais que : c’est un moment de renversement(s) symbolique(s) de l’ordre social important(s), très répandu en Europe et dans les Amériques ; celui de Cayenne est assez long, et se déroule entre l’Épiphanie et le mercredi des Cendres – pour les impies, grosso modo de début janvier à fin février / début mars, c’est selon. Le carnaval, c’est le débordement, l’excès, la tradition et la transformation, la joie et le danger ; et dans les anciennes terres esclavagistes (ou juste colonisées, ce qui, en empruntant une définition large, s’applique à énormément d’endroits, en France métropolitaine et ailleurs) celui-ci revêt une importance militante, culturelle et mémorielle centrale.
Avant de parler d’écoute, Jean-Michel m’a gentiment donné deux trois informations qui pourront un peu renseigner celle-ci. Ce que l’on entend correspond en fait à deux types de processions différents : « des petits groupes qui se déplacent en chantant et en faisant sonner des instruments rythmiques (kalbass / chacha, caisse claire, cloche, etc.), parfois des aérophones, reprenant aussi les chansons à succès de l’année », et « un vidé, orchestre (guitare électrique, basse électrique, batterie, saxophone, chanteur) amplifié, juché sur la plateforme d’un camion et qui circule dans la ville en étant suivi par une foule remuante ». Toujours selon Jean-Michel, « l’artiste principal est le chauffeur du camion qui doit rouler avec un doigté de virtuose, car s’il roule trop vite, la foule ne peut pas suivre, et s’il roule trop lentement, la foule s’énerve et commence à taper ». Ambiance. Il est aussi intéressant de noter que pour chaque type de procession, il a usé d’une technique de prise de son différente – laisser passer les petits groupes de musiquant·es-musiqué·es devant lui / suivre le camion à une distance variable, ce qui rend l’enregistrement plus mouvementé.
Je ne l’ai toujours pas dit, mais le pouvoir évocateur de cet enfilade un peu erratique de pastilles, construites selon un processus de tourner-monter de circonstance, est assez incroyable. La vie de cette holobionte qu’est la foule carnavalesque y est hautement sensible, augmentée par la rudesse du montage – on passe parfois d’un motif à l’autre dans des juxtapositions sans préavis, il y a des blancs tout aussi imprévus qui suspendent l’écoute, c’est du collage bien désorienté, génial ! Les gimmicks s’enchaînent, se répondent, émergent et s’éteignent lentement, entrent et disparaissent de manière abrupte ; il y a des questions-réponses incessantes, des sifflets à la pelle, c’est le bordel organiquement organisé – ces chœurs qui se constituent spontanément puis se délitent, les trompettes foireuses et joyeuses, des rires aussi. Tout le monde est chauffé à blanc par un vidé qui fait plus que le taf. Tout se mélange, les sons de pétrolettes, les cris saturés, les sirènes, les thèmes, la kadans et le kasékò, les agrégats vocalo-percussifs collectifs et les envolées individuelles.
Dans ces majestueux tuilages, la tête tourne, prise dans un ressac chorégraphico-sonore. Quand Jean-Michel est immobile, c’est la marée ; quand il suit le camion, une imprévisible tempête. On ne peut que se laisser porter par ces trames insensées et implacables, qui ont le pouvoir d’apaiser et d’électriser dans le même mouvement. Une déambulation toute en tension, marquée par une ferveur collective extra-ordinaire, contrairement à la captation carnavalesque, qui est quand même un bon marronnier de l’enregistrement en mouvement (et qui n’est donc pas extra-ordinaire, si vous suivez). Mais en déplaçant l’écoute et en s’éloignant de l’optique documentaire, on perçoit la force esthétique de cette forme plurielle, avancée inéluctable enracinée dans un long et sourd tumulte, parfois dangereuse, se réalisant en une infinité de variations.
Et nous voilà donc littéralement « emporté·es par la foule », tendrement écartelé·es par le reflux incessant d’une sauvagerie symbolique et incroyablement infectieuse, comme ces sons qui nous traversent et nous mouvementent.
PS : la photo d’illustration m’a été transmise par Jean-Michel, qui l’aime beaucoup. Rien à voir avec le carnaval, juste une capture du port de Cayenne en 1978, effectivement très belle !
Un commentaire
Marina et son solo de trompette ! Ce hit des frères Dejean sorti deux ans plus tôt n’a pas attendu internet pour être #viral 🙂
Toujours beau et impressionnant d’entendre une foule chanter un long solo par cœur.
Bon carnaval à toustes.