Le label Nuevos Medios a fait vivre la Movida au flamenco

Ketama, Joan Albert Amargós y Carles Benavent, Martirio, Jorge Pardo, Enrique Morente, La Barberìa del Sur, Magia Blanca, Aurora... Nuevos Medios
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Aujourd’hui je vais vous parler d’un tandem flamboyant qui a transformé le flamenco en pop music : Mario et Cucha. Ou les Bonnie & Clyde du genre, comme les a appelés Antonio Carmona du groupe Ketama. Né en 1952 à Madrid, Mario Pacheco a fait ses premières armes dans l’industrie du disque à Barcelone. Également photographe, c’est lui qui a immortalisé Camarón de la Isla sur la pochette de son plus célèbre album, La leyenda del tiempo, sorti en 1979. Son épouse Cucha Salazar – qui l’a initié au flamenco – et lui se connaissent depuis l’adolescence. Ensemble, fringants trentenaires, iels décident de fonder un label, à l’aube des années 1980, alors que la Movida bat son plein. Le peintre surréaliste Joan Miró, oncle d’un ami, leur dessine gracieusement un logo sur une serviette – sympa ! Nous sommes en 1982 et l’un des labels les plus déments de l’Espagne postfranquiste vient de naître : Nuevos Medios. Le journal Libération lui avait trouvé à l’époque un formidable surnom : la « Tamla Motown du Flamenco ». Mais le label était bien plus que ça.

Le flamenco est peut-être aujourd’hui plus cool qu’il ne l’a jamais été, notamment grâce à Rosalía ou encore C. Tangana. Le genre s’est popifié, sur le plan esthétique, mais aussi dans ses façons d’être produit, diffusé et apprécié. À l’heure d’évoquer les innovations réelles introduites par ces nouveaux artistes, on oublie souvent de dire que Nuevos Medios a été le premier artisan de cette popification. Il est devenu avec succès l’un des fers de lance du « Nouveau Flamenco » qui a émergé lors des palpitantes ochentas espagnoles. Nuevos Medios a réussi à capter l’esprit d’une époque, celui d’une Espagne en pleine effervescence après quarante ans de dictature franquiste. « La musique qu’on entendait dans la rue, dans les fêtes, a soudainement été valorisée par un public plus snob, plus jeune, avec un plus gros bagage culturel. Alors on a cessé d’avoir peur du flamenco qui était une musique dont l’écoute faisait honte à beaucoup de gens, parce que ça leur rappelait un pays triste et miséreux », dixit Mario Pacheco. 

Commençons donc l’exploration de leur catalogue. S’il ne se limite pas au flamenco, je m’attarderai surtout sur ce pan capital de leur production, pour comprendre ce qui fait la spécificité du son « créé » par le label. Ce genre musical n’a pas attendu Nuevos Medios pour exister ni pour être publié en vinyle, support qui a amplifié sa circulation. Pour autant, le label a sûrement été parmi les premiers à concevoir le disque de flamenco comme un produit pop et une fin en soi : un objet total avec des pochettes soignées et une musique enregistrée en studio de manière impeccable, avec tout ce que cela peut supposer d’artifice. C’est également une maison de disques pensée comme une famille (parfois au sens propre), avec des artistes qui se connaissent, s’invitent sur leurs albums, ce qui contribue à créer un son identifiable, mais jamais formaté. 

Le groupe Ketama offre une parfaite synthèse de ce nouveau flamenco, qui reflète aussi, malgré lui ou à dessein, une réalité musicale technicisée, mondialisée ; autant d’éléments susceptibles de balayer l’imaginaire collectif associé à l’idée de tradition. Leur mythique rumba flamenca « Vente pa Madrid » résonne comme l’hymne paradigmatique de ce renouveau du genre. Le refrain tonne comme une irrésistible injonction (« Ramène-toi à Madrid… »), le morceau démarre par un riff de guitare accrocheur avec un jeu sur la stéréo à chaque changement d’accord, puis le tout déborde du cadre flamenco avec un solo de kora du musicien malien Toumani Diabaté. On retrouve ce titre sur leur album Songhai, sorti en 1988 et dont la superbe pochette représentant une guitare est inspirée des toiles cubistes de Juan Gris. 

Le titre « Vacío », extrait de leur premier disque, est l’un de mes préférés. On y entend les palmas, ces claquements de mains frénétiques emblématiques du genre, résonner de toutes parts, une batterie très eighties, et de folles embardées à la guitare : un flamenco hétérodoxe en costard new wave, absolument moderne (sensation accentuée par la pochette signée Ceesepe, l’un des illustrateurs phares de la Movida). Comme sur « Vente pa Madrid », on retrouve les lignes de basse chaloupées de Carles Benavent, habitué des enregistrements du label, dont certains titres ne sont parfois pas sans évoquer une espèce de Weather Report Flamenco. Pour rester dans l’horizon du jazz, mentionnons aussi les albums du saxophoniste Jorge Pardo. Sur Las Cigarras Son Quizá Sordas, il offre une interprétation totalement originale du « Donna Lee » de Charlie Parker, à l’instar de Jaco Pastorius, mais à la sauce ibérique. Le disque est une tuerie, les morceaux obéissent à un groove poisseux, et son saxo rappelle celui du John Lurie de Down by Law de Jim Jarmusch (écoutez, pour vous en convaincre, « Atardece en el patio » et « Entre tinieblas »). 

Pour poursuivre ce florilège, citons l’album Negra si tú supieras de l’illustre Enrique Morente. Sur « Negro Bembón », le solo un peu guitar hero a quelque chose de forceur, et en même temps, il me plaît car il ouvre les possibles de l’expression. Le premier album de La Barbería del Sur est aussi un vrai bijou. Le résultat pourrait sonner baroque, du fait de la présence d’instruments inhabituels pour le genre (violon, trompette, saxophone) ; et pourtant, des morceaux comme « Por boca de las pistolas » et « Yo la Vi primero » résonnent avec une évidence folle. Le tout obéit à une orchestration sans faille, sans détails pompeux ; c’est un minutieux travail d’orfèvrerie studio. 

Quand je parle de popification, je ne veux pas dire que ces artistes font de la fusion flamenco-Madonna, mais plutôt qu’ils parviennent à faire sonner leur musique autrement que comme un truc d’initiés ; il y a quelque chose d’immédiat, voire parfois de franchement tubesque. À rebours du flamenco des origines, où le chant, la guitare et la danse se rencontrent dans l’instant pour donner corps à l’expression, la musique produite par Nuevos Medios démonte tous ces éléments, pour les remonter en studio, leur donner une autre expressivité, et les fondre dans de nouvelles influences. Ce qui n’a pas manqué de faire hurler les gardiens du temple. Sauf que, manque de bol, plusieurs des jeunes musiciens emblématiques du label sont précisément issus de « dynasties » gitanes très respectées. Je lisais il y a peu un entretien de feu Luis Barragán, architecte, pour qui « la tradition c’est faire de l’architecture de son époque, selon la vie de son époque, en adéquation avec la culture de son époque ». Je crois qu’il en va ainsi dans la musique et que la clique de Nuevos Medios l’avait très bien compris. 

Mais comme je le disais plus haut, le label était bien plus que ça et son catalogue est loin de ne reposer que sur le flamenco. En vrac, on y trouve : des bombes synth-pop (avec les groupes Magia Blanca et Semen Up) ; le premier LP de La Mode (classique new wave estampillé Movida) ; le disque de Los Rosillo (première fois que j’entends du doo-wop en espagnol) ; les premiers Martirio (géniale chanteuse flamenco-pop) ; ou encore l’album Pequeño salvaje de Kiko Veneno (du rock arty très chouette). Comme le résume Pacheco : « Notre catalogue est absurde, donquichottesque, chaotique, en raison de ce que nous sommes, mais aussi de ce que l’on trouve en Espagne, parce que le truc est barge, voilà tout, parce que pour nous, le plus important, c’était la liberté ». Donquichottesque… En lisant ça, Mario, j’ai envie de te serrer dans mes bras. 

Mais ce n’est pas tout. Nuevos Medios était aussi une entreprise de diffusion qui s’est chargée de commercialiser en Espagne les catalogues de labels comme ECM ou Factory. La maison y a ainsi fait connaître les productions de Joy Division, New Order, Keith Jarrett, Steve Reich… Excusez du peu. Une anecdote dingue à ce sujet : si « Blue Monday » est devenu le maxi le plus vendu de l’histoire du Royaume-Uni, c’est grâce à Nuevos Medios, comme le raconte Peter Hook lui-même dans le documentaire Revelando a Mario (2020). À sa sortie, le maxi ne décolle pas car ces feignasses de New Order n’en font pas vraiment la promo. Mais de son côté, Mario Pacheco arrose littéralement tous les disc-jockeys d’Espagne d’exemplaires de « Blue Monday ». Le morceau tourne à plein régime dans les clubs du pays. Les nombreux vacanciers anglais venus faire la fête sur la Costa Brava pètent un câble et foncent acheter le disque, alors à deux doigts de faire un flop dans la perfide Albion, dès leur retour au bercail. « Sans Mario, nous ne serions probablement pas arrivés là où nous en sommes », reconnaît Peter Hook. 

Après l’euphorie du retour de la démocratie, la suite des années 1980 est toutefois plus vache. Le Sida plombe l’ambiance d’une Movida déjà agonisante (à laquelle Nuevos Medios n’a au demeurant jamais prétendu appartenir). « Et la vie passe, la vie passe / Et toutes tes illusions et tes beaux rêves s’effacent », chantait le groupe Pata Negra sur « Pasa la vida », en 1987. Et la roue n’a pas fini de tourner. En 1991, Ray Heredia, poulain fétiche de Pacheco, meurt d’une overdose à 28 ans, un mois après la sortie de son premier disque solo, devenu depuis un classique. Second coup dur dévastateur six ans plus tard, en 1997 : le décès inopiné de Cucha Salazar, associée et épouse de Mario. Enfin, la conjoncture économique n’est plus au beau fixe. Une major propose un beau paquet de fric pour racheter le label ; l’occasion de tourner la page sans trop y laisser de plumes. Tout est prêt pour entériner la vente… mais Mario ne se rendra jamais au rendez-vous décisif. Nuevos Medios restera un label indépendant jusqu’à sa mort d’un cancer en 2010. 

Voilà. Navré de m’être emporté dans cette fièvre de name-dropping. Je crois que c’était la seule solution pour faire comprendre l’immensité de ce qu’ont accompli Cucha, Mario, et toustes les collaborateurices du label. Iels ont réalisé ce qui devrait être le rêve de tout responsable de maison de disques : établir une discothèque de Babel borgésienne, un catalogue fourmillant de plus de bons disques que notre esprit n’est capable d’en imaginer. C’est aussi un peu grâce à elles et eux si le flamenco a acquis son rayonnement pop. Désormais, Rosalía se charge de sortir des disques géniaux, et d’accomplir ce rêve mille fois recommencé d’une avant-garde mainstream. Pourtant Mario et Cucha concevaient aussi leur travail de façon subversive. Le premier ne mâchait pas ses mots à la télé espagnole : « Rendez-vous compte de la situation [en Espagne], 90 % de la musique pop est contrôlée et subventionnée par une marque de boisson gazeuse dont je tairai le nom pour ne pas leur faire plus de pub. Forcément, le style et la musique promus vont être américains. Dans le mauvais sens du terme. » Nuevos Medios cherchait une alternative à cette situation. Aujourd’hui le rapport de force n’a pas forcément évolué dans le bon sens, puisque la marque de soda en question s’est récemment offert Rosalía pour sponsoriser une nouvelle canette.

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