Ma chanson préférée du moment n’existe que dans ma tête

ISLEY BROTHERS, LAMONT DOZIER, ROD STEWART, THE SUPREMES, DELROY WILSON, MIZZ, NINA KAHLE, BOYZONE… « This Old Heart of Mine »
Motown/playlist YouTube, 1966-2004
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J’ai déjà parlé ici des jardineries Truffaut et il va encore en être un peu question aujourd’hui, même si je précise que je ne suis pas du tout un habitué de ces magasins et que je ne connais rien aux plantes. Mais donc, le weekend dernier, je me trouvais dans leur enseigne de Bastille lorsque j’ai entendu sur la sono un titre qui m’a semblé être du Steely Dan. En l’occurence un morceau de Steely Dan que je ne reconnaissais pas, ce qui m’intriguait encore plus. Les inflexions Donald Fageniennes de la voix, l’ambiance très laid-back mais teintée d’un peu de mélancolie, le déroulé du refrain, ça sentait le Steely comme pas possible et bref, j’ai sorti Shazam pour vérifier et là ça m’a répondu : « This Old Heart of Mine », 2016, extrait d’un album de Lamont Dozier. Comment ça ? Mort l’an dernier, Lamont Dozier est l’illustre coauteur de dizaines de hits pour Motown avec les frères Eddie et Brian Holland, et lui-même artiste, auteur entre autres du classique « Going Back To My Roots », et je n’ai rien du tout contre sa musique mais ce n’était pas du tout sa voix que je venais d’entendre en passant devant le rayon fougères.

Je n’ai pas aussitôt testé la chanson sur mon téléphone puisqu’elle était déjà en train de passer sur la sono du Truffaut, mais je me suis dépêché de le faire une fois rentré chez moi. Sauf que là, le titre ne sonnait pas du tout pareil ; j’étais perplexe. Je reconnaissais l’air et les textes, mais la prod n’avait rien à voir avec mon souvenir : au son early seventies qui m’avait ambiancé dans la jardinerie s’était substitué une vibe plus récente. Récente mais pas de 2016, car une fois de plus les crédits indiqués par les plateformes étaient erronés, mais plutôt de 2004, l’année de la sortie de Reflections Of…, un album où Lamont Dozier reprenait une dizaine des méga tubes qu’il a signés dans les sixties avec Holland et Holland pour toutes les stars du label de Berry Gordy. Sa version de « This Old Heart Of Mine » (je précise que c’est de loin le morceau le moins connu du tracklist du LP, où l’on ne trouve par ailleurs que des énormes classiques genre « Baby Love », « My World Is Empty Without You » ou « Stop ! (In The Name of Love) », et j’ajoute également que Dozier l’a réenregistré quatorze ans plus tard dans une vibe piano voix et en duo avec le Britannique Cliff Richard), au départ composée pour les Isley Brothers en 1966, sonne comme de la soul MOR. C’est un truc pour rouler en berline robuste, mais pas trop frime non plus, genre 508, Passat, Opel Astra, même si je crois que ça ne doit pas courir les routes aux States. Tout est calé sans être particulièrement inspiré, c’est pro mais sans prétention, et je n’aurais peut-être pas retenu la chanson sans ses cordes synthétiques qui pourraient presque être perçues comme de la provocation de la part de Dozier à l’égard des puristes des arrangements orchestraux qui ont fait le succès de Motown en général et, dans ce cas précis, du titre initial. En gros, une chouette découverte pour moi, merci le hasard, mais ça n’empêche que ça n’avait que peu de choses à voir avec mon morceau à la Steely Dan. 

J’ai donc d’abord cherché si le duo new-yorkais puis californien n’avait pas repris la chanson : non. Donald Fagen tout seul : non plus. Mais enfin quoi, qu’est-ce que c’est cette histoire ! Comme j’étais convaincu que Shazam avait fait une erreur et reconnu la partition mais pas l’interprète, j’ai exploré Discogs pour me coltiner toute la liste des covers du hit. À ma grande surprise, pour un truc Motown, elles sont peu nombreuses, à peine deux dizaines. On a Tammi Terrell et les Supremes, logiquement, ainsi que Donnie Elbert, qui restent toutes dans l’énergie typique de la soul de cette époque – du moins celle du nord des USA en tout cas –, avec des snares pleines de bruit (comme une lourde porte qu’un courant d’air ferait claquer et qui ferait trembler d’un coup les meubles et la vaisselle de la pièce qu’elle clôt) et et des chœurs qui n’ont pas peur de courir au bord du précipice – c’est ce modernisme analogique très réaliste et concret qui a duré deux ou trois ans jusqu’à l’arrivée du psychédélisme et dont je parlais au sujet de Joe Meek il y a longtemps. Ces versions ne différent pas beaucoup de celle des Isley Brothers, mais ça ne me gêne pas tant que ça, c’est bien aussi parfois d’assumer de jouer les copistes – car comme le dit l’adage « Ce qui a été bien fait doit être refait ».

En continuant à creuser, je suis tombé sur une version elle aussi très moderniste et pré-psyché, mais on parle cette fois de modernisme jamaïcain, en 1969, puisque c’est le jeune chanteur Delroy Wilson, produit par Bunny Lee, ponte du rock steady puis du reggae. Pour le coup, dans la grande tradition kingstonienne de la reprise libre, Delroy se permet carrément de changer la ligne mélodique, et Lee vire les cordes pour se concentrer sur un jeu autour des percussions et de la guitare, le ton est lancinant et sombre, la voix se pose sans aucun complexe d’infériorité, à l’aise, la ligne de basse ne cesse jamais de ramper, on peut parler de triomphe. Il y a une autre cover jamaïcaine de John Holt sortie en 1977, mais en fait c’est un leurre, c’est seulement le titre qui est le même, pas la chanson, mais elle est superbe aussi, produite par Roots Radics avec des chœurs féminins et des synthés, ça fait du bien, du coup je l’ai quand même mise dans la playlist. Mais donc, toujours pas de trace de ma reprise par des pseudo Steely Dan. 

Puis j’ai cru voir la lumière en m’apercevant que Rod Stewart avait enregistré une cover en 1975 ! Sa voix, entendue d’un peu loin dans un magasin de plantes, via une baffle placée en hauteur, aurait pu passer à mes oreilles pour celle de Donald Fagen. Hélas non : le morceau était pas mal, mais sonnait trop gnangnan par rapport à ce que j’avais entendu chez Truffaut. Et la re-reprise sortie par Rod en 1989 avec Ronald Isley y ressemble encore moins, même si elle est là aussi bien sympathique (et ce serait la moindre des choses puisqu’elle est coproduite par Nile Rodgers et Trevor Horn). Mais alors quoi, j’ai entendu un fantôme ? Le track de Lamont Dozier de 2004 aurait pu être altéré à ce point par l’acoustique du lieu, par son abondance de plantes, de chariots, par la proximité du canal de l’Arsenal, des voitures créant une rumeur sourde ? Ou alors c’est mon désir de découvrir une chanson inconnue et géniale de Steely Dan qui aurait pu aussi vivement déformer mon jugement et filtrer mon écoute, jusqu’à transformer le morceau diffusé, lui projetant l’aura personnelle et intime que j’avais envie qu’il ait, une aura pourtant objectivement étrangère à son état réel ? 

Dépité, j’ai néanmoins poursuivi les recherches, tombant par exemple sur une sorte de sous-Carol King/Joni Mitchell qui s’appelle Nina Kahle et dont la version claque bien, tout comme le reste de l’album dont elle est extraite  – son seul LP, sorti sur un label indé américain visiblement porté sur le revival rock seventies, Lifesong. Ou sur une version tradimoderne des Contours, gloires des débuts de Motown connu pour leur tube « Do You Love Me » remis au goût du jour par Dirty Dancing en 1987, et qui ont alors ressorti un album. Le titre est dispo sur la chaîne de Ian Levine, DJ et producteur anglais célèbre pour avoir plus ou moins inventé le « concept » de Northern Soul au début des seventies, et dont on sait qu’il a ensuite été dans les années 80 été l’un des pionniers de la Hi-NRG. on sait moins en revanche qu’au tournant 80/90 il a dirigé un sous-label de Motown, Motorcity Records, destiné à relancer certaines des anciennes stars du label.

Levine a d’ailleurs lui-même fait enregistrer en 1988 pour son label Nightmare une reprise tout feu tout flamme de « This Old Heart Of Mine », chantée par une certaine Gee Morris, typique du genre, nourrie de mignonnerie et de brutalité, entre la baffe et le bisou. Même ambiance du côté de Jackie Moore, diva disco/Hi-NRG, avec une snare de 808 très electrofunk qui contraste avec l’ambiance sans souci du reste – jamais été un naturel kiffeur de ce genre musical dont je ne sous-estime pas pour autant l’importance, mais parfois en entendant des tracks comme ça je me dis que les gens tentaient des sacrés trucs à l’époque.

Il y a également une version (atroce) des Irlandais Boyzone, qui comme la plupart des autres boys bands avaient signé pas mal de reprises façon dance/pop de Northern Soul (Levine lui-même avait bossé pour Take That), mais là c’est sur un album tardif (ils se sont reformés en 2008) genre Ben L’Oncle Soul, que je vous déconseille de tester. 

Et pour revenir un peu à la « vraie » musique afro-américaine, j’ai ajouté un track de Shivers, groupe d’un seul disque, dans un style disco qui n’en fait pas des tonnes, un peu pop-rock, on aurait pu entendre ça sur la compile Rock Your Soul de BBE par exemple. Et sinon, toujours dans la même veine, il y a une reprise d’un quatuor féminin signé chez Casablanca, Mizz, qui remplit bien le cahier des charges de la forme fixe disco de l’âge d’or, tout en réussissant à préserver la fraîcheur Motown de l’original, et par dessus le marché à donner une touche chanteuse next-door qui épouse super bien l’ensemble – après le deuxième refrain, vous verrez, le saxo est offert. 

La dernière découverte de mon amère recherche, c’est une déclinaison Europop sortie en 1992 par Luv, trio féminin néerlandais qui parcouru les décennies sous différents line-ups. Le morceau me plaît bien à force de l’écouter, même si vous ne serez sans doute pas toustes de mon avis, en revanche je vous encourage vraiment à regarder la vidéo, tournée aux sports d’hiver : j’ai toujours eu un faible pour les clips qui se passent en station, avec les gens qui dansent en combinaison, et en plus c’est dans une région nordique que je connais un peu, la Laponie. Voir ces trois nanas s’époumoner comme des lycéennes alors qu’elles ont l’âge d’être déjà mères d’adolescents m’émeut et me fait rire en même temps, surtout lorsqu’elles le font en doudoune sans manches, à bord du même scooter des neiges. Et puis sur le plan de l’histoire de la zique, ça rappelle à quel point cette pop d’Europe continentale a préparé le terrain à toutes les variantes dance/house/trance de tubes vocaux sentimentaux qui squatteront les charts de la CEE (on pouvait encore dire comme ça à l’époque, calmos les bandeurs de Maastricht) au cours des deux décennies qui suivront. La lignée qui va de la Northern soul à la variété trance reste l’une des plus fascinantes de la grande généalogie pop et je serais ravi d’entendre des gens plus compétents que moi revenir dessus en détails, mais ce sera pour une autre fois.

Alors que j’avais déjà bien avancé dans cet article, j’ai reçu un mail du responsable Expérience Client de chez Truffaut, à qui j’avais demandé s’il n’y avait pas eu un bug Shazam et s’il pouvait consulter les registres de la radio du magasin pour cette matinée du samedi où j’avais entendu le fameux morceau steelydanien. Très aimable, ce garçon prénommé Pascal m’a répondu qu’il avait pris la peine de regarder la playlist et qu’il s’agissait bel et bien de la version de Lamont Dozier en 2004. Donc voilà, pas de mystère, juste une hallucination. À moins que Lamont n’ait enregistré une version spécial Truffaut, exclusivement écoutable dans leurs magasins.

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