Les fans d’Eric Rohmer savent que ses films utilisent en général très peu de musique : il peut arriver que ses personnages en jouent ou en écoutent, mais ça reste assez rare, et puis surtout le réalisateur use avec beaucoup de parcimonie des compos originales. Il y a sept ans, j’avais fait une chronique sur cette quasi absence de scores chez Rohmer dans la matinale de France Culture, le jour où était venu Antoine De Baecque, spécialiste de l’auteur du Genou de Claire, et j’avais profité de l’occasion pour passer l’edit du générique de Reinette et Mirabelle réalisé par mon ami Out One. Seulement, à l’époque je ne me souvenais pas bien du tout de Conte d’été, sorti en 1996, avec Melvil Poupaud (alors âgé de 23 ans, assez maigrichon, et avec une tignasse limite de rockeur espagnol) et trois actrices qui comme presque toujours avec Rohmer n’ont malgré leur talent jamais eu par la suite d’autres rôles importants : Amanda Langlet (dans le rôle de Margot, thésarde en ethnologie, serveuse dans une crêperie, châtain au carré, très croque de Gaspard, le personnage de Poupaud, mais pudique), Gwenaëlle Simon (Solène, une brune à la chevelure spectaculaire et ondulée, plus rentre-dedans) et Aurélia Nolin (Léna, une blonde de bonne famille qui n’arrivera que vers la fin du film mais dont il est question dès le début).
Je ne me rappelais donc pas du tout à quel point la musique occupait une place centrale dans Conte d’été jusqu’au mois dernier, quand j’ai revu le film (en libre accès sur le site d’Arte) et me suis aperçu qu’il racontait l’histoire d’une chanson, en parallèle des intrigues amoureuses qui lient le Gaspard aux trois jeunes femmes. Il raconte en l’occurrence l’histoire d’une chanson de marin, son making of en fait : on assiste à sa genèse, à son élaboration, puis à son interprétation.
Dans les toutes premières scènes, on voit Gaspard s’installer dans la chambre qu’on lui prête pour ses vacances (à Dinard, sur la côte d’Émeraude), sortir sa guitare puis jouer des gammes de blues, il fait deux trois bends, on comprend que le gars est clairement du côté de la tradition, il n’a pas l’air très branché shoegaze ou postrock malgré sa mine blafarde – on remarque au passage derrière lui un poster du premier album d’Oasis, même si ce n’est donc pas sa chambre mais celle d’un copain à lui. Quand il croise pour la première fois Margot dans la crêperie, deux scènes plus tard, il fait d’ailleurs toujours la gueule, ne dit pas merci quand elle lui apporte l’addition, bref il a beau être soi-disant féru de blues du Delta, ce Gaspard n’en est pas moins sacrément mal élevé ! Pas rancunière, Margot lui reparle quand elle retombe sur lui sur la plage et là il finit par sourire – en fait c’est un grand timide, trop mimi. Il va même jusqu’à accepter sa proposition d’aller rendre visite à un ancien marin avec lequel elle doit s’entretenir pour sa thèse. Sur le chemin, en voiture (vers 14.00), il la bassine avec sa vision de la zique et sa vaste connaissance de l’histoire des formes populaires américaines, « on n’invente jamais rien tout à fait », et blablabli, et vas-y que je te parle des racines du rock qui remontent à la country, qui elle-même vient de vieilles chansons irlandaises, ce qui l’amène à parler de la Bretagne, bref. Les deux finissent par chanter ensemble « Santiano » qui résonne pas mal dans l’habitacle du van de Margot (un Toyota Lite Ace de 1981), et puis dans une narration quasi documentaire on débarque donc chez le vieux marin, qui fait partie de ces Bretons qui ont navigué jusque Terre-Neuve et qu’on appelle les Terre-Neuvas. Margot lui pose pas mal de questions avant de lui demander de leur chanter une chanson, ce qu’il fait bien volontiers, la chanson est sympa (17:30).
Cette expérience ethnomusicologique semble inspirer Gaspard, que l’on voit deux scènes plus tard (vers 19:20) commencer à gratter et fredonner un début de mélodie, puis l’enregistrer avec son magnéto cassette bon marché. On comprend qu’il y a un truc un peu technique dans l’écriture du thème, dont il sera question un peu plus tard. Ensuite, on passe vingt bonnes minutes à suivre Gaspard et Margot marcher le long des côtes – avec un interlude en boîte de nuit où l’on voit apparaître pour la première fois le personnage de Solène, qui lance des gros regards à Gaspard alors qu’elle est en train de danser avec un autre mec – et au cours d’une de leurs balades, Margot finit par laisser Gaspard lui voler un baiser (vers 41:30), avant de lui faire comprendre avec grâce que « c’était purement symbolique et que ça le restera » (phrase classique de meuf en ethno). Le guitariste est néanmoins sous le charme et se met à siffloter l’air de la chanson qu’on l’a vue esquisser plus tôt. De retour chez lui, plus inspiré que jamais, il se remet au travail sur sa mélodie. Cette fois-ci, il ne fait pas que fredonner, il écrit puis chante des paroles, on comprend qu’il est question d’une « fille de corsaire », d’une « flibustière », et la compo elle-même semble avancer et s’enrichir, même si la scène ne dure pas longtemps.
Et puis là, coup de théâtre (vers 43:05), Gaspard tombe par hasard sur Solène un jour qu’il va à la plage, et celle-ci, même si elle n’a fait que le croiser en boîte, s’adresse à lui sans faire de salamalecs et lui propose de la suivre chez son oncle Alain et sa tante Maïwenn à Saint-Malo, pourquoi pas faire un peu de bateau, elle peut l’y conduire en voiture, une Ford Fiesta rouge. À partir de là tout va aller très vite, pendant dix minutes il ne va être question que de musique ou presque. Il y a une guitare dans la baraque d’Alain et Maïwenn, Gaspard s’en saisit tout de suite, même si Solène lui dit de faire attention, qu’elle préfèrerait pas qu’il y touche, ce à quoi il répond : « Je m’y connais » (nan mais ce mec, franchement). Il joue sa compo et chante les paroles, cette fois-ci dans leur version def, sans expliquer à sa nouvelle copine que c’est une chanson à lui, et comme c’est un gros vaniteux il va carrément lui poser la question : « Tu connais ? », plusieurs fois. Solène ne connaît pas, évidemment, même si elle entend bien que c’est une chanson de marin. Il finit par lui dire la vérité, elle ne se froisse pas, et là il sort sa partoche en lui demandant si elle sait lire la musique, coup de bol oui elle sait, elle a chanté dans un chorale et on va vite s’apercevoir qu’elle a une sacrée voix.
Le moment où elle déchiffre les notes est génial, Solène est à fond, Gaspard/Melvil (co-auteur du titre avec Rohmer et sa monteuse Mary Stephen) lui indique les difficultés, les bécarres pas simples visiblement, et puis une fois qu’elle a intégré l’air, voilà qu’elle se met à prendre les textes et à chanter le truc avec une justesse incroyable et pas mal de cœur, tout en regardant souvent son prétendant histoire de vérifier qu’elle suit bien sa mélodie. Elle finit par lui dire que c’est génial, qu’elle admire son talent, là-dessus Melvil se remet à parler de blues, qui est son style habituel, et lui explique qu’il s’est senti d’écrire cet air breton en écoutant le Terre-Neuvas. Et puis il lui offre donc la chanson, au départ destinée à Lena, sa copine officielle qu’il attend depuis une semaine et qui n’est toujours pas là. L’amour et la musique ne font plus qu’un, et hop, ça y est, ils s’embrassent sur le canapé-lit, avant d’être surpris par Alain et Maïwenn qui ont l’air plutôt détendus avec ce genre de choses.
La suite et la fin de cet épisode musical me fascinent et m’émerveillent encore plus : le couple fraîchement formé va donc, comme prévu, faire un tour en bateau avec oncle, tante et un accordéoniste de leur amis, et toute cette compagnie entonne la chanson de Gaspard, Solène en tête bien sûr, mais les autres aussi, et l’accordéoniste s’en donne à cœur joie, même s’il doit à un moment cesser de jouer puisque son diatonique ne fait pas les fameux bécarres. Le vent qui souffle sur l’embarcation et dans les cheveux des personnages, leur position sur le bateau, le ciel breton gris mais fier, et la chanson dans sa plus belle interprétation : quelle scène ! Et surtout, quelle manière d’achever cet espèce de making-of d’une chanson spécialement conçue pour le film – d’habitude, ce genre de processus se limite plutôt aux tubes dans les biopics, genre comment McCartney a écrit « Yesterday », etc. – et quelle façon de la rendre aussi belle à des oreilles comme les miennes, qui en général ne captent pas trop ce genre de chansons de marins. C’est magnifique de la part de Rohmer, dont ce n’est a priori pas trop la spécialité, de filmer ce genre de situation où la musique est clairement plus que de la musique, et aussi des espaces, des histoires, des conversations, des désirs, des ciels plus ou moins lumineux.
Tout ça se termine avec une scène de dîner qu’on imagine un peu arrosé, après avoir passé près d’une heure de film à ne pas lâcher un sourire Melvil est désormais hilare, super à l’aise, sans doute aidé par quelques unités (la bouteille de rouge sur la table est quasi vide) mais aussi, voire surtout, par l’air salin et l’amour naissant. J’adore le moment où Solène explique aux autres que la chanson était au départ destinée à Léna, Gaspard est soudain tout gêné, puis il a un grand rire, c’est trop chou – même s’il se démerde au passage pour en replacer encore une sur son fameux enracinement blues. Le voir joyeux comme ça, après tout ce temps passé crispé, ça m’enchante, je me l’explique pas.
L’histoire de la chanson s’arrête là mais pas le film, Léna finira par débarquer et demandera à Gaspard où en est sa chanson, il lui répondra en mentant qu’il n’a pas tellement avancé. On notera néanmoins que la conclusion de l’intrigue, où l’on voit Gaspard résoudre son dilemme amoureux en profitant d’un coup du sort, reste liée à la musique : flippé de devoir choisir entre un rendez-vous avec Léna et un autre avec Solène, il reçoit un coup de fil hyper deus ex machina d’un type qui lui parle d’un magnéto 4 pistes à saisir d’urgence à La Rochelle ! Il est donc obligé de quitter Dinard sur-le-champ, sans prévenir ni l’une ni l’autre de ses amoureuses, comme un gros lâche ! Sympa, ce comportement toxique de zicos qui pense qu’à sa gueule.
Je précise pour finir que j’ai regardé tous les contes des quatre saisons sur Arte et qu’au générique de fin de Conte d’automne (film qui démarre super bien mais qui tourne assez mal, j’ai trouvé), on entend une performance d’une formation occitano-jazz composée de plusieurs figures de cette scène, dont le chanteur Claudi Marti, le guitariste Gérard Pansanel et l’accordéoniste Antonello Salis. J’ai eu un coup de foudre pour cette chanson, si bien que je suis allé écouter les disques des uns et des autres, et ça m’a moins plu que dans le contexte du long-métrage, que j’ai donc pourtant trouvé pénible dans sa dernière demi-heure. Mystères de l’image et du son, mystère de Rohmer, surtout, dont je continue de penser qu’il est l’un des réalisateurs les plus pervers de l’histoire du cinéma, mais certain·e·s l’ont sans doute déjà fait remarquer.
Bon weekend à toustes et allez donc regarder ces films gratuits, ça vous fera vous sentir mieux que de binger Netflix ou Amazon !