Ce n’est pas parce qu’on voyage depuis son fauteuil qu’on est obligé de partir très loin

Armchair Traveller The Perfect Record for the Armchair Traveller
Review Records, 2001
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Si on me parle de voyage depuis son fauteuil, je ne pense pas tellement à une sacrée perche en écoutant les Pink Floyd, mais plutôt au conflit entre Bronisław Malinowski et les anthropologues pantouflards du type Marcel Mauss. Pionnier de l’anthropologie sociale, Malinowski exhortait en effet ses collègues à « sortir de la véranda », lui qui partait en expédition à l’autre bout du monde pour faire l’expérience des sociétés qu’il tentait de décrire. Son point de vue n’était pourtant pas exempt d’une forme d’occidentalocentrisme aventurier, assez malvenu quand on le regarde depuis 2024. Pour des raisons politiques, certes, mais aussi parce que notre époque tout-écran a renouvelé les dispositifs de voyage depuis son fauteuil, devant son smartphone, quelque part dans les espaces entre-deux, pas tout à fait là, mais pas tout à fait ailleurs non plus.

Le concept du voyage depuis son fauteuil a pourtant été malmené par une culture occidentale qui valorise outre mesure l’expérience et l’aventure. Récemment, tout cela a été mis en doute pour des raisons écologiques et politiques. Sont ainsi pointés du doigt l’impact environnemental des voyages en avion ou bien l’anthropocentrisme occidental qui transforme toute rencontre en une aventure et définit le sujet de la rencontre comme forcément « autre ». En 1999, dans un geste avant-gardiste, quatre musiciens décident de fonder les « Armchair Traveller », et sortent en 2001 leur premier disque, un manifeste pour les voyages immobiles, comme dirait Daho. Iels s’appellent Werner Durand, Silvia Ocougne, Sebastian Hilken et Hella von Ploez, et ce sont surtout aux deux premier·ère·s que je vais m’intéresser ici.

Silvia Ocougne est une excellente guitariste brésilienne installée dans la capitale allemande depuis 1987, et dont la guitare, paraît-il, est arrivée cassée à sa descente de l’avion. C’est ce qui l’a poussée à explorer un jeu désaccordé, une forme de réponse originale et acoustique au jeu de Glenn Branca et de ses rejetons new-yorkais (Sonic Youth, Swans, Helmet). Je connaissais déjà un peu son travail au sein du groupe d’Arnold Dreyblatt, « The Orchestra of Excited Strings », et j’ai donc pu découvrir sa participation au groupe Armchair Traveller avec Werner Durand, autre artiste que j’apprécie beaucoup.

Werner et Silvia, c’est d’emblée ma dream team : d’un côté un concepteur d’instruments atonaux et de sonorités sinueuses, de l’autre une acharnée de la guitare jouée de travers. Si j’en crois Discogs, les deux se sont probablement rencontrés à la fin des années 1980 en jouant ensemble dans The 13th Tribe, groupe éphémère et à la direction artistique à moitié raciste puisque sur leur disque Ping Pong Anthropology (1992) on retrouve tous les éléments d’un exotisme niais et d’une musique pseudo-tribale franchement navrante. Il semble qu’au cours des années 1990, Silvia et Werner aient pu réfléchir à leur propension à projeter leurs fantasmes depuis l’Occident, et quand ils fondent Armchair Traveller, ils sont nettement plus conscients des limites de l’universalisme en musique. 

Cette maturité s’exprime par une musique improvisée qui n’est plus traversée par un exotisme stéréotypé, et qui préfère bien s’arimer aux bords de la Spree. Moitié babos, moitié intello, le travail de Armchair Traveller procède d’un subtil mélange : des percussions inventives et pétulantes se mêlent au jeu de guitare free mais enjoué de Silvia Ocougne, alors que des éléments harmoniques apportés par le verillon de Hello Von Ploetz et le violoncelle préparé de Sebastian Hilken posent une ambiance relax mais franchement chelou. Les instruments à vent en PVC de Werner Durand servent souvent de lead, permettant l’exploration de tonalités inhabituelles. Je trouve néanmoins le morceau d’ouverture assez pénible : on dirait une pièce acoustique qui bombe le torse et se prend les pieds dans le tapis. La suite est beaucoup plus convaincante, dès le deuxième morceau on part dans un voyage introspectif dans un style Fourth World acoustique et grinçant très curieux. Le côté world est en permanence détruit de l’intérieur. Ainsi sur « Hindustry », le tamboura préparé et joué par Silvia Ocougne ne transmet pas vraiment des sonorités indianisantes mais plutôt un univers sonore post-Sonic Youth frémissant et très contenu, une forme de no-wave unplugged, très charmante.

Le reste du disque est excellent, les morceaux entêtants et hypnotiques. S’il y a quelques clins d’œil à la musique électronique, voire à l’IDM, globalement on sent surtout l’influence du minimalisme états-unien et de la no-wave. Si on voyage dans son fauteuil, ce n’est pas vraiment à travers le monde. On visite plutôt le fantasme d’une musique de salon, new-yorkaise et dissonante, lancinante et jouée sans amplis. Je trouve les trois derniers morceaux particulièrement prenants, avec leur ronronnement rythmique presque kraut. Leurs univers sonores résolument psychédéliques, vibrants et libres m’a vraiment plu, et propose une alternative originale à la tentation « tribale » qui plombait la musique industrielle des années 1990. C’est comme si Armchair Traveller répondait à la tension Mauss-Malinowski en ne proposant que des situations entre-deux : entre recherche forcenée et expérimentation sonore, timbre acoustique et distorsions inharmoniques. Au seuil de la véranda, c’est une musique qui regarde dehors, mais se joue définitivement dedans. On est tenté de se lever de son fauteuil, mais non.

Ce qu’Armchair Traveller ou les anthropologues du début du siècle n’ont pas pu voir venir, c’est la manière dont le voyage immobile allait être irrémédiablement bouleversé par les outils numériques. Quelle expérience tirer d’un voyage en flixbus virtuel de Lyon Part-Dieu à l’aéroport de Nice ? Quel est le propos de ce live, sur une chaîne YouTube justement baptisée « armchair traveller », qui diffuse en direct une vue fixe du centre-ville de Bratislava, accompagnée de musique new age ? On est où et on va où ? Dans ce contexte, l’espèce de Fourth world acoustique de Silvia Ocougne et Werner Durand semble être la relique d’une époque révolue où la notion de voyage, même immobile, était encore accompagnée d’une forme de romantisme. Le but de cette clique de musiciens berlinois était, en essayant de susciter une transcendance, d’animer et de déplacer l’auditeur. Désormais, avec les dispositifs comme ce Fernbus Simulator ou ce « LIVE daily camera Bratislava », il se passe tout à fait autre chose. Une forme de néo-réalisme numérique s’impose, sans fantaisie, et selon une fonction instrumentale très simple : amplifier l’immobilité. Il ne reste plus qu’à faire l’anthropologie de cette nouvelle situation, et d’attendre que des musicien-nes curieux-ses et malin-gnes s’en emparent pour nous proposer une nouvelle mise en musique du voyage depuis son fauteuil.

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