Le spectre de la variété française des années 80 s’étend d’un pôle bien distinct à l’autre : d’un côté la pop « jus de raisin », de l’autre la chanson « trottoir mouillé ». Vous aviez découvert lors du volume 1 une poignée de chanteurs et chanteuses en marge du Top 50, écrivant leur spleen sur un bout de comptoir (les rimes en -oir ou -ard sont très courantes dans ce style blafaaard) sur fond de rock bluesy, de parano funk ou de synth pop sans potes. C’est reparti pour un deuxième volume avec deux fois plus d’artistes habitués des bacs de la Trocante et des arcanes de Rakuten. 100 % français, 100 % feel bad !
Commençons « boomer » et pas « doomer » avec Alain Goldstein qui n’est pas un inconnu dans l’industrie mais le compositeur de William Sheller ou Françoise Hardy période « J’écoute de la musique soûle ». Et on reconnaît direct cette patte dans son deuxième album Électricité dans l’ère sorti en 1979. Savant mélange de spleen slappé et de pop extra-terrestre, Alain veut échanger sa vie contre une plus funky. Tiens bon Alain, la Gauche arrive !
Dans le même sous-genre de variété alien, Francis Vauban est Belge et swingue son histoire d’amour déséquilibrée sur un refrain très étrange : ses copains le traitent de ver de terre. Le titre est tiré de son premier album Pile ou face de 1981, un disque bizarre tant par sa proposition musicale que par son champ lexical voguant de « Maîtresse d’un monde ailleurs » à « Pardon Monsieur le percepteur ». Il s’est depuis reconverti dans la photo.
Pourquoi marcher toujours sur tes lacets ? C’est une question formulée étrangement que se pose Marie-France Anglade, ex-actrice des années 60, dans « Pas le droit », extrait de son deuxième album, Bâtiment B, fin 70. Et ne faites pas d’elle une bluesy woman ! Marie-France est bien au-dessus de tout ça, que ce soit dans cette chanson-soul pleine de drama ou dans sa seconde partie de carrière afro-futuriste sous le blase MFA Kera.
Injustement méconnu pourrait être un autre hashtag de cette sélection, et c’est encore vrai dans le cas de Pierre Chérèze, perdu quelque part sur la Nationale 80 allant de Saint-Bashung à Vassiliu-les-Oies. Le loubard siesteur et auteur de plusieurs excellents albums chante ici « Alcatraz », en Californie, avec un flow unique en son genre.
« Californy », c’est aussi la région qui a inspiré Claude Lobbedez, auteur de cet unique single boogie par derrière, sans date ni label – sans doute à cause de cette énorme faute d’orthographe que personne n’a voulu lui indiquer. Un morceau de choix pour ceux qui aiment les textes qui font rimer « brouillard » et « boulevard » sur une rythmique syncopée.
Fini les USA, fini les fantasmes, et bienvenue à « Saint-Mandé » sur le disco-rock banlieusard de Yann Schubert, tombé en pamoison sous les lumières du joyau du Val-de-Marne. Un album et puis s’en va. Salut p’tit ange.
Jean-Luc Salmon « prendrait bien un train pour Bordeaux, un soir d’avril un peu chaud », et je pense que personne ne le contredira. Superbe petit tube triste de son ultime album Et va le monde sorti en 1981, je vous mets au défi d’écouter son riff de guitare lancinant sans vous rendre immédiatement sur sncf.connect. Imparable. Je vous conseille aussi d’aller consulter sa bio sur wikimonde, de la Bretagne à Cuba, de la planche à voile au journalisme en passant par la BD, c’est un régal.
Saviez-vous que l’éminence grise du cinéma français et auteur de C’est beau une ville la nuit avait aussi sorti un album entier en 1981, et qu’à l’instar d’autres acteurs-chanteurs de son époque, il était lui aussi très bon ? Avec son début scratché, « Cité » raconte chrono en main des histoires pas très claires sous des néons pas très forts. Merci Richard B.
« Un coup de rouge, un coup de blues » aurait très bien pu figurer au tracklisting d’Errance du Bohringer susmentionné, mais non, il est signé Pierre Rapsat, demi légende du rock belge depuis les années 60 et décédé il y a 20 ans. Plus traditionnel dans sa forme et formaté dans sa structure, le morceau n’en oublie pas pour autant de distiller son malaise par petites doses.
Grâce à la fougue d’Etienne Menu, j’ai redécouvert Rachid Bahri, ce chanteur franco-algérien très prolifique depuis le milieu des années 70 que j’avais injustement survolé, parce que je trouvais justement ses morceaux un peu trop variété, et pas assez variétriste. Ce n’est pas du tout le cas du nocturne « Ramasseur d’étoiles » malgré son refrain un peu trop Jacques Martin : à écouter strictement dans une pièce enfumée après 1 heure du matin.
Un autre Algérien, Hamou Cheheb, raconte les aléas de l’immigration algérienne en France. « L’Intérim » est issu de son deuxième album Un p’tit bout de tendresse sorti en 1982. Accompagné de « Paris, journée ordinaire », « Samedi midi Barbès », « Dealer de misère » et « U.S. Halles », ce formidable disque soul-funk dresse la cartographie invisible du Paris de l’époque. Son premier LP est un peu rare et contient visiblement lui aussi de sacrés morceaux, dont le très sombre « La fille des contingents » .
Trampoline m’a alpagué avec la pochette de son unique album de 1982 constitué de grosses lettres en briques et de personnages en négatif – il ne m’en faut pas plus. Groupe post-hippie composé des frères Dahan (sans Gérald rassurez-vous) et de renards de studio comme Mauro Serri et Sauveur Mallia, « Pas trop » est un rock synthétique anarchiste et décadent qui annonce le suivant.
« Auto défense » de Sans Issue pleure tous les gosses tués par les maniaques de l’auto-justice armées de 22 long rifle. Sur des harmonies très Jay Alansky, ces soldats inconnus du rock français chantent « peuple débile qui applaudit la vue du sang » sur un titre bien moins guilleret qu’il n’y paraît et qui aurait fait un très bon générique de fin du film Les Chiens d’Alain Jessua.
P.J. Borowksy, membre du groupe Martin Circus, sait très bien comment maîtriser le groove urbain en français. Prenez donc ce « Taxi », direction la piste incendiée – la cause : les premières notes de clavier tonitruantes du morceau sus-mentionné, surplombées d’un timbre plus french boogie que jamais. Ca va derrière ?
« Drôle de vie et drôle de gens, y’a plus d’saison y’a plus d’printemps, y’a plus rien tu tout, du tout » – Quand Philippe Lanaud a dit ça, il a tout dit. « Bizarre » est sans doute une des meilleures pochettes de la variétriste, et cette samba mélancolique sur la ville qui change est un hit à ranger méticuleusement, et par ordre alphabétique, entre Jonasz et Lavilliers.
« De son artois natal aux grandes scènes, des cafcons parisiens aux cabarets de Bretagne, d’Ouest en Est et du Sud au Nord, Jean-Louis Blaire n’a jamais cessé de chanter depuis 30 ans » et pas étonnant avec ce coffre ! « Paradis noir » est une ode antiraciste très Nougarock, titre éponyme de son premier album avant qu’il ne chante « Il pleut du blues » et ne disparaisse dans les égouts du paradis.
Toujours dans un registre provincial, Toxine et son accent toulousain déplore la vie de débauche que mènent les élites de la capitale, tantôt gênant (« Paris BHV, Paris pour pédés »), tantôt touchant (« À Paris le Père Noël est une ordure, chez moi c’est un ange »), les loubards deviennent soudainement disco à la fin du morceau. Un témoignage saisissant.
Mais qu’est-ce que tu fous là, dans ce putain de « Babylone » ?! « Boxon, baston, héroïne, cocaïne, et toi qui cherche un peu d’espoir dans ce foutoir de déprime » Tin-tin-tin ! Babylone, c’est évidemment Paris, que le multi-instrumentiste du Pas de Calais dépeint de la manière la plus 80 possible dans ce clip définitif. L’album s’appelle De bric et de broc. L’artiste Jean-Pierre Castelain.
Enfonçons-nous encore plus bas dans les abimes de la lose sur « Paranophrène » d’Alain Bert, un rocker pas du tout diamant qui chante les Assedic et les bières en emballage plastique. Son quatrième album de 1985 s’appelle J’vais bien mais j’me soigne et reste de loin sa pochette la plus conceptuelle. Visiblement, Alain Bert s’est surtout illustré dans le théâtre depuis.
Pierre Eliane, moine-chanteur, a plus d’un tour dans son sac. Ses cinq albums des années 80 vont puiser dans tellement de courants qu’il serait dommage de ne pas s’y pencher. Sur Littérature, sorti en 1984, on trouve évidemment son tube « Isadora Duncan » mais aussi « Paroles de nuit », où il se remémore certainement une soirée passée à attendre Charlélie Couture et le père Chedid, qui ne sont jamais venus…
« Paris c’est bourré de klu-klux-cons ! » – « Si Christophe Colomb avait remonté la Seine par le pont de Suresnes, il aurait découvert mon Harlem » Je pourrais continuer à citer toutes les punchlines de ce blues rap-rock en l’honneur du célèbre écrivain américain « Mister Chester Himes », mais je préfère vous sommer de jeter vous-même une oreille à l’album de l’authentique « Kabyle de Paris » Mounsi intitulé Seconde génération, et sorti juste avant la Cohabitation.
Complainte de la pub et du marketing, Danielle Messia a peur dans « Les Mots » d’avoir « un goût de lessive et un air de machine à laver ». Pas de risque Dani. Tout ça est suffisamment bien écrit et chanté pour nous donner envie de creuser dans la riche discographie de l’artiste franco-israélienne tragiquement disparue à l’âge de 28 ans.
Avant-dernière tranche de spleen, cette fois suisse, dans une ambiance jazzy feutrée signée Dominique Savioz extraite de son rare et unique album Jambo, monument de flegme alpin sorti en 1985. On parle ici de rupture sur « Papier quadrillé » à grand renfort de saxo ciné.
Transition finale et fatale – non vous n’êtes pas dans un épisode de Nestor Burma – « c’est déjà l’automne et le jour fuit comme un voleur » chante Sarah Eden dans la meilleure imitation de Sade de ce côté-ci de la Manche. What else? Merci de m’avoir accompagné jusqu’ici sur la route des vacants, maintenant : « Voyage où tu veux. »