Attention, prenez votre souffle et s’il vous plaît suivez-moi : puisque, toute imprégnée de la lecture de 3 – Une aspiration au dehors – Éloge de l’amitié, je relis ma vie au fil des amis plutôt que des amoureux, et que je considère les créations – musicales en particulier – comme des rencontres, ratées d’un rien ou de beaucoup, ou bien jolies, merveilleuses, bouleversantes, inoubliables, faciles ou radicales avec leur carrousel d’émotions joyeuses et désespérantes qui construisent une adhésion ou un rejet qui se manifestent par des sentiments confus ou nets allant de la détestation à la pâmoison, j’aimerais pour parler de ce disque, vous parler d’amitié, ou plutôt de « tomber en amitié ». Respirez.
Deleuze, le fameux, le coquin, dit que toute amitié commence par un « pré-langage commun », « pas une communauté de goûts », précise t-il, mais une manière de se comprendre, une affaire de perception, qui pré-existe au discours.
Je ne connais rien à la musique dite « expérimentale », enfin ce n’est pas tout à fait vrai, je connais un peu, je connais quelques artistes et j’ai lu Michael Nyman, Experimental music – Cage et au-delà. Mais c’est plutôt correct, je crois, de dire de là où on parle, et moi je parle et j’ai vécu dans une construction sensible autour de la pop (la pop sixties puis indie, pas la pop des charts et des stades), ce qui ne signifie pas que je ne suis touchée que par ce genre évidemment, ce serait bien triste, mais que j’ai le terreau d’analyse de ce champ et pas d’un autre. Dans la pop, je fais des liens, naturellement, presque malgré moi, je sais à quoi ou à qui potentiellement un son me renvoie.
Quand je me mets à écouter cet album de Didier Lasserre, c’est terra incognita et elle m’accueille à bras ouverts.
Précisément cette musique-là et pas une autre. Singularité de l’œuvre à la Walter Benjamin, expérience non réplicable, vingt écoutes plus tard, l’expérience de l’album se renouvelle à chaque fois et c’est, sans doute, ce qui distingue l’écoute de la musique pop, dans laquelle on peut rechercher – parfois – à revivre la même expérience à chaque écoute du même morceau. La procédure est ici rendue impossible par l’espace laissé à l’auditeur, de manière si délicate, en toute confiance.
Silence was pleased, tu m’étonnes.
L’intention annoncée et qui fait le centre de la recherche musicale du batteur, percussionniste, connu pour ses improvisations, est de trouver une « relation juste entre le son et le silence ». Et sûrement c’est l’intention primitive de toute musique, c’est la façon dont ça marche même, dont le son fonctionne.
Comment décrire alors cette expérience unique ?
Par un paysage à contours fluctuants, ou plutôt dans lequel on pourrait à chaque fois se promener différemment, prendre un nouveau chemin.
Un paysage illustré par l’image utilisée sur la couverture de l’album, une gravure d’un artiste inconnu. Deux cimes d’arbres, sur un fond de ciel nuageux percé par un soleil à peine découvert et la pointe sphérique d’une colonne comme seul signe de civilisation. Un mélange de grandeur de la nature et d’érection de bâtiments humains – tellement indéfinis qu’ils semblent dérisoires ou venus de l’espace. Image du passé, illuminée de la lumière du présent dans lequel pointe un avenir humain incertain… Oui c’est, j’ai l’impression, la meilleure façon de décrire ces agencements de sons si subtils de douceur, en ruptures, irruptions et continuations.
L’enveloppe sonore est percussive puisque c’est l’outil principal de son compositeur, mais il s’accompagne d’insertions de partitions de piano, de clarinette, de trompette qui se mêlent à des sons imitant des acouphènes, chaque son, chaque instrument a l’espace pour exister et alors une vraie conversation s’instaure, une discussion amicale, pleine de sens et sensibilités. Sense and sensibilities. Parce qu’on ne peut oublier la présence textuelle de l’Angleterre poétique et baroque par la réincarnation des chants de John Milton et de son Paradis perdu, épopée chrétienne de 1667 qui a pour thème la chute d’Adam et Ève avant les enfers, du chaos et du ciel : pré-langage ?
Silence was pleased, le titre de l’album, et tous les titres à l’intérieur de l’opus : De « Evening on, twilight gray » à « Over the dark, silver » renvoient à cette langue anglaise bientôt shakespearienne, qui est la langue jaillissante, chantée par l’alto Laurent Cerciat.
Oui, le pré-langage commun à mes amitiés a quelque chose à voir avec ces mots-là :
« (…) Silence was pleased: Now glowed the firmament / With living sapphires (…) »
Et je suis coupable de les couper tant le texte entier est baroquement flamboyant mais voilà : « Le silence était en joie : Désormais brillait le firmament / Par de vivants saphirs (…) »
Cet album de Didier Lasserre est donc mon ami. Les amis de mes amis sont mes amis, soyez les bienvenus.