Dans les années 70, Colin Blunstone a élevé la vulnérabilité pop à un niveau séraphique

Colin Blunstone One Year
Epic, 1971
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Musique Journal -   Dans les années 70, Colin Blunstone a élevé la vulnérabilité pop à un niveau séraphique
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Je viens d’un temps où lorsqu’on écoutait de la pop, il fallait se défendre. C’était de l’anecdotique, du léger, du gentillet, rien de politique là-dedans, rien que des bluettes, pas de vraie écriture profonde à la chanson française Brel-Ferré, pas de revendication punk anglo-saxonne, du gnagnagna-I-love-you, autant dire n’importe quoi, circulez, rien à retenir. 

J’aimerais ici faire la part belle à ce gna-gna-gna-I-love-you ou autrement dit décrypter ce qu’il peut y avoir de politique dans ce qui n’en a pas l’air et ce, en vous parlant de One year de Colin Blunstone. 

Je l’écoutais pour la cent mille et unième fois l’autre jour, quand j’ai eu l’épiphanie de l’effet d’une certaine pop sur ma vision du monde : j’y ai appris une fluidité des genres avant même que celle-ci porte son nom. Plus précisément, la pop m’a fait découvrir une masculinité différente de celle qu’avaient définie pour moi mes alentours familiaux et sociaux. Et ce n’est quand même pas rien.

L’album de Colin Blunstone en est la parfaite illustration. Il est paru en 1971.

Colin Blunstone, avant ça, avait été un des centres des Zombies, groupe incontournable dans l’histoire de la musique occidentale puisque responsable de Odessey and Oracles. Il en a été le lead singer, le centre vocal vers lequel converge les harmonies époustouflantes que contient cet opus. 

Et cette voix, quelle voix. Dans One year, elle explose de beauté en feux d’artifice. Sauf que d’artifices, elle n’en fait pas usage. 

Une suavité folle, folle, folle dans un registre qui n’a jamais peur de monter haut haut haut dans les aigus. Une voix qui, si on ignore qui l’émet, pourrait être considérée comme émanant d’une femme ou d’un homme. Et on s’en fout mais on ne s’en fout pas justement. 

Une articulation parfaite de chaque mot, chaque syllabe, une voix qui ne cache rien, offerte. Une voix qui résonne, qui se donne jusque dans le reste des souffles de la fin du bye dans « Caroline Goodbye » ou une voix qui gratte à l’amorce des vers parfois. Une voix qui laisse apparaître ses faiblesses, ses aspérités, sans en rajouter. Dans « Misty Roses », la voix est si proche, comme susurrée à notre oreille, l’air qui passe dans les dentales est à chaque fois une petite émotion consolatrice, puis elle disparaît pour laisser place aux cordes des violons et violoncelles, pour revenir nous rassurer à nouveau sans s’imposer, en laissant planer le doute.

Car peut-être, ce qui déterminerait une forme de masculinité viriliste, c’est sa certitude, son manque de questionnement, rien n’est de cet ordre chez Colin Blunstone.

Sa voix traîne aussi dès qu’elle exprime sa mélancolie dans une complainte comme dans « I Can’t Live Without You », les « ha ha ha », « you ouh ouh » comme autant de manifestations de douleurs…

Résumons donc : une voix d’homme, qui ne force rien, qui se dévoile telle qu’elle est mais qui ne prend jamais le pouvoir. Voilà le tour de force. Chanter fort et haut et laisser toute la place. Le contraire du manspreading vocal, l’anti-bad boy.

Cette vibration est aussi centrale dans la musique composée de cordes en tous genres, de trompettes douces ou flûtes légères, qui forment l’écrin serré autour de chaque onde fabriquée dans la bouche de cet homme dont on sent la chair.

Et que raconte-t-elle cette voix ? Des histoires d’amour. Évidemment. Principalement écrites par Chris White et Rod Argent qui produisent aussi l’album à coup d’arrangements subtils à grosses ficelles, paradoxe intrinsèquement lié au genre.

Femmes aimées qui s’échappent et qui sont nommées : Caroline, Mary… et qui ne sont pas des proies. Elles affirment leur désir : « She loves the way they love her », c’est elle qui chante, elle qui brille, elle qui décide. Dans « Misty Roses », reprise de la chanson créée en 1966 par Tim Hardin, la nécessaire confusion des genres est explicite : 

« You look to me like misty roses
Too soft to touch but too lovely to leave alone
If I could be like misty roses
I’d love you much, you’re too lovely to leave alone 
»

(« Pour moi tu es comme des roses pâles
Trop douces pour les toucher, mais trop attirantes pour être oubliées
Si je pouvais être comme des roses pâles
Je t’aimerais trop, tu es trop attirante pour être oubliée. »)

Certains ont vu cette chanson comme une relecture du mythe de Narcisse, puisque le je s’identifie à la beauté du tu, avec ce dangereux effet miroir… Mais ne peut-on pas lire ces paroles comme une revendication d’égalité ? Comme une chanson qui dirait : « Il faudrait que je sois ton égal pour m’autoriser à t’aimer » ? 

Jamais le chanteur n’est en position conquérante, mais plutôt en demande, au pays de la peine et du chagrin d’amour, montrant une sensibilité à hauteur de sentiments romantiques au sens hugolien du terme. « I can’t live without you / Without you I’m dying. » (Je ne peux pas vivre sans toi / Sans toi je me meurs). Dans « Though You Are Far Away », une harpe vient renforcer la déclaration en forme d’ode d’amour courtois. L’adresse à la figure féminine n’est pas incarnée par des caractéristiques de genre, mais c’est souvent elle qui a les cartes en mains : « Say you don’t mind » (Dis que ça t’est égal) comme une prière pour être excusé de ses faiblesses.

On pourrait multiplier les exemples de la frustration sexuelle exprimée dans « Mary Won’t You Warm My Bed » à la requête sentimentale dans « Let Me Come Closer to You ». Il ne s’agit pas ici de rouler des mécaniques. Jamais.

C’est politique de parler d’amour en se positionnant dans le manque alors qu’on est un homme. Ce n’est pas le premier bien sûr et beaucoup depuis sont allés bien plus loin dans l’explosion des codes virilistes. Mais ce positionnement est frappant à tous les endroits de cet album qui est beau comme le monde quand il est beau parce qu’il est juste.

Cet album est d’une douceur à pleurer.

Cet album est du masculin nourricier, et mine de rien, c’est fort de se prendre ça dans les oreilles, ça fait son chemin sensitif jusqu’à la pensée sans ostentation, sans volontarisme non plus et on peut devenir un peu autre, on peut redéfinir l’existant, tout·e seul·e, comme un·e grand·e.

4 commentaires

  • xxtrembbbelg2o2o dit :

    L’article m’a rendu curieux alors j’écoute Misty roses pour la première fois, les cordes me touchent beaucoup plus que la voix mais je comprends ce que tu veux dire ! En revanche, je pense que ce type de masculinité n’a rien de nouveau et rien de bien reluisant. Comme tu y fais référence toi-même, ça se rapproche fort des jérémiades, sérénades et flatteries de l’amour courtois où la femme est très clairement considérée comme une proie. Après ça ne retire rien à ton expérience personnelle en découvrant/interprétrant cet album…

  • Aurore Debierre dit :

    Ah la la, je crois qu’on pourrait en parler des heures… Et je m’y connais peu en fin’amor mais il me semble quand même qu’il en existe une interprétation si ce n’est féministe, un peu dans le sens d’une forme de pouvoir féminin. J’y ai fait référence parce qu’il en avait été question (il y a fort longtemps 🙂 ) dans un de mes cours de littérature du Moyen-âge et ça m’avait surprise, mais j’avais été convaincue…
    Je ne crois pas vraiment qu’on puisse parler de proie, ce n’est pas une chasse mais plutôt une conquête l’amour courtois, non ? Quand Bernard de Ventadour au XIIe siècle, par exemple, dit : « Noble dame, je ne vous demande rien sinon que vous me preniez pour serviteur », la domination n’est pas du côté masculin… Cela dit, je pense qu’on pourrait trouver plein d’extraits qui iraient dans ton sens. Tu as raison, tout est affaire d’interprétations mais j’aime juste l’idée que la réalité de cette société féodale était beaucoup plus nuancée que ce que l’on en a retenu…

    • xxtrembbbelg2o2o dit :

      Merci pour la réponse. J’ai aussi eu des cours de littérature médiévale, mais j’en avais plutôt retiré l’inverse. En fait, il y a toute cette cour au moment de la séduction et là effectivement les rapports sont ambigüs, mais tout se réduit à néant à partir du moment où l’homme accède au rapport sexuel ou au moment où il est rejeté. C’est vraiment difficile pour moi d’y voir du protoféminisme, mais si tu as des sources je suis preneur !

  • Aurore Debierre dit :

    PS : pour le rapport hommes/ femmes hein, parce que pour la domination sociale, malheureusement peu de nuances je crois

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