Avant de parler du disque d’aujourd’hui, je dois dire que j’ai eu et que j’ai encore beaucoup de mal avec la période et le secteur dont il est issu, à savoir l’indie des années 2000 (quel qu’en soit le sous-courant, néo-rock, néo-psych, néo-folk, néo-twee, voire le genre postérieurement très bien nommé landfill indie), et avec la façon dont ces genres et artistes étaient promotionnés, diffusés et consommés. Je n’ai pas d’argument définitif, c’est surtout pour moi un très mauvais souvenir et je le précise en partie dans le but d’éprouver ce plaisir minable qu’on a à exprimer son rejet d’un truc aimé de plein d’autres gens. Mais surtout, je le signale pour que vous compreniez ma surprise et ma joie quand j’ai découvert les chansons de Oh No Ono, vers la fin de cette décennie, alors que je m’occupais d’une émission sur Campus Paris. La station de radio, comme toutes les autres Campus de France, recevait je dirais 100 % de ce qui sortait sur ces créneaux indie, qui constituaient a fortiori la colonne vertébrale de sa programmation. Je déprimais sévère en voyant chaque semaine entrer en playlist des nouveaux titres méga chiants (parfois carrément crypto-académiques), et quand j’ai entendu, je ne sais plus trop comment, la chanson « Practical Money Skills For Life », je me suis senti sauvé, limite guéri par le talent de ce groupe danois aujourd’hui séparé.
Je crois que c’est en Islande que dès l’école primaire la musique est enseignée de façon très sérieuse et très intensive, ou en tout cas dans pas mal d’établissements, et que ça donne en bout de cursus une large population de lycéens souvent rompus à la pratique de leurs instruments et membres de groupes très carrés avant même d’être majeurs. Je vais extrapoler et fantasmer en partie mais j’ai envie de croire que la jeune population scandinave a de façon générale une tendance à mieux connaître et mieux maîtriser la musique que les ados français, italiens ou allemands. Et je me dis que les Danois de Oh No Ono, originaires du Jutland, ont dû comme beaucoup de leurs petits compatriotes recevoir une formation de qualité, ou du moins ont dû apprendre à jouer une musique qui, si elle n’est peut-être pas elle-même virtuose, réussit néanmoins à imiter la virtuosité.
Ce talent pour la recréation « augmentée » leur a servi dès leur premier album à fabriquer des chansons qui semblent souvent contenir plusieurs chansons enchaînées voire superposées, animées par une pulsion hyperactive. Yes, sorti en 2006 et produit par Jesper Mortensen de Junior Senior (là, oui, le flashback est dur dur, faut bien mâcher, prenez le temps), Oh No Ono empilait les influences, puis les tassait, puis les ajourait avec des ciseaux – comme les petites cocottes en papier où on glissait les doigts là, c’est quoi le nom de ce truc, déjà ? – et les faisait bouger à toute pompe, d’une façon frénétique disons plutôt sixties/néo-sixties des eighties, et avec un gros élément néo-punk-funk à la Datarock, ces stars du Monoprix, qui sont comme par hasard eux aussi scandinaves (en l’occurence norvégiens). Le résultat agace au bout d’un moment mais dans l’ensemble ça force l’enthousiasme, avec un accent particulier sur « Practical Skills », tube qui se pose en toute évidence, proposant une aventure impossible à refuser, mi Prince mi Sparks mi Frizzi Pazzi.
Sur Eggs, cette précipitation de chaque instant se dissipe un petit peu au profit d’une vibe plus prog/psyché (en interview le groupe cite Gentle Giant ou le early Genesis), mais toujours avec ce goût du caprice et du multidirectionnel ; on devine qu’il y a plus d’espace et d’air, d’ailleurs l’enregistrement a eu lieu sur une île, dans une église et dans un ancien hôpital. Honnêtement, ça m’épuiserait de citer tout ce qui se passe et tout ce qui est « indexé » dans chaque titre, c’est presque fait exprès pour rincer les journalistes. Ce qu’on pourrait en dire de plus concis en revanche, c’est que la rétromania atteignait son pinacle dans la deuxième moitié des années 2000 et que cet album l’illustre à la quasi perfection, avec en bonus cette approche façon medley amélioré qui donne encore plus le vertige. Il faut savoir que les chansons sont écrites collectivement, dans certaines d’entre elles chaque membre signe un bout, ce qui explique le parti-pris collage, découture, retournement de situation – même si l’harmonie du grand tout n’est jamais tout à fait compromise et qu’on garde à l’horizon la mélodie, voire une certaine chantabilité.
Oh No Ono marinait particulièrement profond dans la rétromania puisque le groupe non seulement multipliait les références au passé mais en plus tâchait de les souder dans une grande farandole compilationniste. Passé relativement inaperçu en France – le groupe avait en revanche bien tourné au UK et aux US, et cartonnait au Danemark –, Eggs sonne quinze ans plus tard comme un très juste instantané de ce que dégageait l’époque, ses obsessions, ses tics. Et si, certes, l’album a le défaut de trop en faire sur certains morceaux et de s’égarer vers la fin dans trop de directions, il concentre néanmoins selon moi une fantastique énergie musicophile qui, bien qu’écœurante par instants, me remplit de gaieté et d’allant. La production, semblable à un saint-honoré intégralement transparent, fait entendre tous les désirs d’extase un par un. Ça peut s’éparpiller mais ça me touche que tous les membres puissent y avoir chacun façonné leurs petits moments de grâce. Parce que c’est de ça ce dont il est question : des musiciens très forts doublés d’auditeurs versatiles – ils parlent de Black Dice, du rap des années 80, de Pink Floyd, d’Aqua – qui cherchent à restituer leurs révélations sonores individuelles et à les faire dialoguer, entre eux comme avec nous.
Alors ça peut parfois super bien marcher, parfois grave retomber, d’un morceau à l’autre ou au sein d’un même morceau, mais aussi parfois d’une écoute à l’autre d’un même titre ! C’est le « réalisme » inhérent au truc : le miracle ne se produit pas toujours, par moments on trouve ça forcé, ça pose, l’artifice et la distanciation se devinent. Le jour d’après, tout passera mieux, on y croira sans problème, le pacte sera scellé de nouveau. C’est le jeu de ces chansons auxquelles leurs auteurs n’arrivent pas à croire en permanence, non parce qu’ils sont cyniques, mais parce qu’ils se demandent au fond si elles sont vraiment d’eux, ou si elles ne mimiquent pas un gros monstre mémoriel qui aurait excru de leurs inconscients multipliés (le mystère pas si mystérieux de l’original et de la copie, j’ai hâte que ce soit les vacances pour “relire” Borges).
Oui, Eggs stimule à fond l’inspiration du critique que je suis, parce qu’il interroge la satisfaction et la fabrication, le rapport à la création-réception de la pop, à son histoire et sa traversée des décennies. De longues années se sont écoulées depuis ce peaktime rétromaniaque/méta/best-of et soyons honnêtes ce disque n’a pas « pas du tout vieilli », il a pris un petit coup de vieux ; c’est d’ailleurs intéressant de voir ce truc alors très volatile historiquement subir comme tout le monde l’effet du temps qui passe, même si on sait qu’il y a bien sûr des conditions matérielles qui l’ancraient bien à une date plutôt qu’à une autre. Mais ça se réécoute quand même avec délectation, on voit parfois mieux les « trucs », ça peut enrichir l’expérience, et puis faut savoir que le groupe s’est séparé peu de temps après, et que c’est donc leur dernier tour de chant.
La raison officielle du split me paraît louche : il est indiqué que leur studio aurait été cambriolé et que les membres du groupe seraient tombés d’accord pour cesser de bosser ensemble. Mouais ! Je parie plutôt sur un classique conflit d’ego, même si la suite des carrières des uns et des autres les a fait se recroiser. Un d’entre eux, Malthe Fischer, a sorti un tas d’albums au sein du duo Lust for Youth qui fait une sorte de dark-wave chantée, entre autres chez Sacred Bones et Posh Isolation. Le chanteur à la voix haut perchée, Aske Zidore, a quant à lui enregistré un mini-album expé/classique avec une vocaliste qui se trouve être son épouse, Pernille Zidore Nygaard. Le groupe a fondé un label, Tambourhinoceros, et certains exs jouent sur certains disques (j’ai bien aimé Newspeak du duo folk-pop Kristen & Marie, qui a sans doute déjà été chroniqué sur Section26 – ou sur Magic avant S26).
Bref, écoutez ça sans vous attendre à une épiphanie mais laissez-vous quand même envoûter quand vous vous sentez un petit peu réceptif, c’est ça la pop post-moderne, faut que tout le monde y mette du sien ! Et bravo à Oh No Ono, en tout cas, pour cette musique trop dense et cette carrière trop brève.