Sur le dernier album des Anglais de Loose Ends paru en 1990, il y a deux morceaux de soul moderne, lente et triste, qui parlent d’amour et d’espoir – « Hold Tight » et « Love Controversy Pt. 1 ». L’ensemble du disque est plus qu’excellent mais ce couple de tracks me fait éprouver des sensations singulières (et m’apercevoir de certaines idées) que j’aimerais essayer de décrire du mieux possible – car depuis presque deux ans, j’ai déjà écrit sur mon ordi des milliers de mots à propos de ce groupe et de ce LP, appelé Look How Long, au sujet desquels il me faut donc bien admettre qu’ils me font ressentir et penser des tas des trucs.
Car il se passe souvent plein de « trucs » en nous quand on écoute de la musique, peut-être qu’on ne le souligne pas assez, même si notre boulot ici consiste à plus d’un titre à repérer et faire parler ces « trucs ». En tout cas, l’un de ces trucs notables, qui se produit régulièrement et dont je voudrais parler aujourd’hui, c’est l’identification. Pas forcément l’identification à la figure de l’artiste elle-même, lorsqu’on se prend pour un rappeur ou une rockeuse ou une DJ techno ou un batteur de jazz, qu’on imite ses gestes et on se dit qu’iel est vraiment trop fort·e de réussir à faire ça et qu’on aimerait bien être dans son corps le temps d’un instant. Je ne traiterai pas non plus de l’identification textuelle et thématique, celle qui se contente de s’en tenir aux paroles, lorsqu’on se reconnaît surtout dans ce que racontent les chanteur·euses et moins forcément dans leurs personnalités et leurs parcours – ce qui n’empêche que l’identification peut parfois n’en être que plus forte.
Bref, le type d’identification que je veux aborder (et ça ne veut pas du tout dire que les deux autres types tout juste évoqués ont moins d’intérêt), c’est un phénomène dont je trouve que l’on parle plus rarement : c’est l’identification à la musique elle-même, aux sons, l’adhésion au pacte de la fiction sonique, comme l’écrivait Kodwo Eshun il y a désormais un quart de siècle. Je parle de ces moments où l’on est plongé dans un morceau dont on voudrait devenir, au choix, la ligne de basse, le motif de piano, la rythmique si singulière et si parfaite, ou tout en même temps, un track dont l’ambiance, la vibe ou la combinaison de vibes serait si désirable et si juste qu’on aimerait se dissoudre en elle. Et c’est donc bien ce qu’il se déroule lorsque je lance « Love Controversy » et « Hold Tight ».
Dans ces situations d’identification à – pour le dire en termes moins eshuniens – la narration sonore, le morceau pop réécoutable à volonté mêle sa « vie » propre à la nôtre, agit lors de l’audition (au casque comme sur enceintes) comme un corps fluide, sinon immatériel et éthéré. Un corps un peu ectoplasme qui nous suggère non seulement de s’identifier à lui, mais d’aller jusqu’à fusionner avec ses mouvements, ses pauses, ses digressions et ornements, afin, on imagine, d’oublier nos egos trop prosaïques et trop solides.
C’est ce qui se passe en général dans la dance music, évidemment, où l’injonction à réagir à ce qu’on entend semble toujours associée à l’idée d’osmose, ou du moins de coordination, de synchronisation, d’agitation collective. Mais ça peut aussi se produire parmi des exemples moins orientés vers le dancefloor, comme ces deux slow jams de Loose Ends, et donc ne plus concerner seulement la réaction purement physique, mais aussi des aires plus intérieures et plus complexes de la relation avec le son. Car parfois une chanson peut juste vous donner envie de vivre en elle, d’accompagner les sentiments qu’elle véhicule au point de vouloir évoluer au cœur même de l’agencement de ces derniers, agencement qui peut être ambivalent ou perturbé, comme c’est le cas ici.
J’ai essayé en vain de décrire de pas mal de façons le son de ce binôme de chansons, et je crois que le plus simple serait de parler de deep R&B, car c’est selon moi une vraie excursion du premier « esprit deep house », celui de la charnière 80/90, vers des rythmiques limite Quiet Storm, et donc plus lentes, que développaient parfois Loose Ends dans leur carrière d’avant (sur laquelle je reviendrai bientôt), mais que l’on admirait aussi chez Soul II Soul, avec leur downbeat caractéristique, à la fois dynamique et mélancolique. Les nappes de synthé font penser à Larry Heard, voire annoncent le son jazzy planant que l’auteur de « Can You Feel It » développera quelques années plus tard. On songe aussi à Sade pour la dimension précieuse, fragile et, donc, littéralement « éthérée », sans contours ni socle, des voix et des arrangements.
Mais au-delà des références vénérées, il y a donc dans ces deux chansons quelque chose qui relève de l’utopie sonore : elles constituent deux lieux qu’on aimerait visiter, voire habiter, voire tout simplement deux lieux que l’on voudrait être, pour toute la vie. On voudrait y vivre en harmonie, se faire le canal le plus accueillant possible de leur beauté contrastée. Les chants d’oiseaux artificiels et la voix cinématographique qui introduisent « Hold Tight » n’y sont sans doute pas pour rien, et sur « Love Controversy », c’est le petit lick de guitare semi-reggae harnaché au piano qui nous attire (un geste typique de Loose Ends, dont la touche jamaïcaine était un signe distinctif de leur répertoire, par ailleurs très américanophile).
Mais ce n’est pas un simple oasis de paix et de calme, c’est aussi toute l’ambivalence émotionnelle de ces deux titres qu’on aimerait contenir et porter en soi lorsqu’on les écoute. Car lorsqu’on entend chanter « Hold tight to your dreams », la phrase a l’air pleine d’optimisme et d’humilité mais elle est pourtant exprimée dans un climat qui semble faire le deuil des rêves, et laisse place à une marche un peu ralentie, qui parvient simultanément à creuser un sillon (les drums) tout en survolant le sol (les claviers). Les notes de basse sonnent définitives, on dirait qu’elles ferment un enclos, mais leur répétition fait l’impression d’un seuil, d’une tension vers un dehors, un ailleurs, un espace liminal entre ancrage du corps et vaporisation du moi, une sorte de limbe musicale qui m’intrigue, en un sens obscur. J’ai l’impression de ressentir ce qui se passe au cœur même de la machine des affects mise en branle par Loose Ends, une lutte entre volonté d’apparition et volonté de disparition. J’aimerais recevoir du mieux possible ce double désir, et le double manque qu’il laisse frayer.
J’aime la façon dont ces deux pistes me montrent la voie vers un endroit en forme de mirage rassurant, j’aime la solitude digne de ces voix qui pourtant s’enchevêtrent. Sur « Love Controversy », les notes du refrain arrivent comme une espèce de morale réconfortante, alors que là aussi le propos amoureux (qui en résumé consiste à demande à l’être aimé de continuer à aimer et de se battre pour cet amour partagé, exceptionnel) baigne dans une atmosphère de doute, de précarité sensible, peu de choses semblent solides lors des couplets, et la voix de Sunay Suleyman frappe par sa pureté et sa blancheur, elle sonne comme dématérialisée, on dirait qu’elle va fuir jusqu’à ce qu’elle se stabilise au chorus. J’espère que vous pourrez partager ne serait-ce qu’un petit peu mon expérience d’écoute et soyons raisonnables, ce sera déjà super bien si vous aimez ces deux morceaux sans voir exactement ce que j’essaie de dire.
Avant de vous laisser, je vais quand même ajouter quelques mots sur la carrière de Loose Ends, et surtout souligner la particularité de cet album dans leur discographie. C’est leur cinquième long format en six ans de contrat avec Virgin, mais il est marqué par le départ de deux membres du trio : Steve Nichol et Jane Eugene. Le Loose End restant, Carl McIntosh, va donc se débrouiller sans elle et sans lui et faire appel à quelques vocalistes, dont les deux principales s’appellent Linda Carrière et Sunay Suleyman, déjà citée. C’est donc un disque orphelin des deux tiers de son effectif, ainsi que de son producteur/directeur artistique, l’Américain Nick Martinelli, et c’est l’avènement d’un son neuf et sobre, rendu possible à la fois par l’évolution des modes et des machines et par la sensibilité renouvelée de ce frontman malgré lui.
Le groupe avait pourtant parcouru la décennie précédente en défendant une esthétique très proche des productions crystal soul de Jam & Lewis – le duo les accusera d’ailleurs de plagiat lorsqu’ils feront leur plus gros hit avec « Hangin On A String », morceau plein de 808 que vous connaissez peut-être, avec son ondulation caoutchouteuse hyper BG. Mais une fois McIntosh seul aux manettes, celui-ci a décidé de sortir de la zone de confort et de signer un disque qui, au-delà des deux bijoux déjà contemplés, se déploie avec le recul comme l’un des manifestes de la soul britannique des nineties, à mi-chemin entre Soul II Soul et Massive Attack, avec une touche subtilement new jack et de discrets quoique étincelants détails reggae, jamais trop littéraux.
C’est à la fois superbe et poignant de le voir s’essayer avec tant de talent à cette nouvelle musique, avec ses nouveaux collègues, quand on sait que ce sera finalement le dernier album en date que sortira Carl McIntosh, sous le nom de Loose Ends comme sous son propre nom. On le recroisera bien derrière la console pour produire quelques artistes soul ou house dans les années 1990, mais hélas rien de plus probant. J’aime me dire que Carl a peut-être découvert trop soudainement la clé de cette soul lente et triste avec laquelle on voudrait se confondre pour l’éternité, cette source d’émotion condensées qui s’est manifestée à lui comme une évidence. Mais je regarde cette pochette si évocatrice et réécoute encore une fois ce disque et le trouve bien trop bourgeonnant d’élans pour accepter d’imaginer que McIntosh l’a façonné en sachant vraiment que ce serait sa dernière grande œuvre.