Dans Sensibles, son fantastique livre sur le R&B français récemment paru aux éditions Audimat, Rhoda Tchokokam mentionne à plusieurs reprises l’existence d’albums jamais sortis par les maisons de disques, enregistrés par des artistes comme Melaaz, Abysse ou Destinée. Des projets unreleased, on en retrouve aussi dans l’histoire du R&B américain, comme quoi le genre pouvait bien être beaucoup plus installé aux States, ça n’empêchait pas les décideurs d’annuler des sorties ou de les reporter sans date précise – le mot consacré est shelved, soit « posé sur une étagère », là où le français préfère des expressions qui évoquent d’autres meubles de rangement, comme le tiroir ou le placard.
Le cas du chanteur Rell et de ses mésaventures discographiques est particulièrement déprimant dans la mesure où ce natif de Caroline du Sud avait au départ plusieurs bonnes cartes en main : un talent vocal et technique assez évident, une signature sur Roc-A-Fella, un physique BG juste ce qu’il faut et une grande polyvalence esthétique qui lui permettait d’assurer autant sur du son à l’ancienne que sur des beats plus novateurs. De son vrai nom Gerrell Gaddis, cet ex-étudiant en médecine avait dans un premier temps cartonné en 1998 avec le single « Love For Free » où Jay-Z posait un couplet. Un tube rap/R&B que j’écoute toujours avec autant de fougue 25 ans plus tard, tout en grâce et en simplicité, mené par quelques accords de claviers et de piano et par l’interprétation super à l’aise de ce jeune mec sorti de nulle part ; c’est vraiment le genre de scène quasi télécrochet où un candidat arrive tout timide et puis lorsqu’il prend le micro le jury n’en revient pas (ou fait mine de ne pas en revenir puisque la scène a été répétée), voici une larve qui se transforme en grand papillon majestueux en l’espace de quelques mesures. Je me rappelle avoir découvert le track dans une émission de Générations où le DJ s’attardait en scratchant sur le moment où Rell dit « Baby whyyyyyy are you chasing that man », ça m’avait fait comprendre à quel point le gars imposait son truc, avec sa voix plutôt médium-aiguë (soprano ?). Son interprétation jouait sur la vulnérabilité : il s’adresse à une meuf qui l’ignore à moitié au détriment d’un autre qui lui-même n’a pas l’air de trop vouloir passer du temps en sa compagnie, et donc il lui dit en résumé que lui, il est là, dispo, avec son désir intarissable, son savoir-faire et des idées en veux-tu en voilà pour « l’emmener au septième ciel » (voire « au septième siècle », pour citer mon ancienne collègue Caroline L., dont le génie du mot pour un autre me manque encore).
Bref, ça flingue, voilà tout, c’est trop, ce pont, ces chœurs derrière Hov (qui ne vole pas du tout la vedette à son poulain), la lente montée vers l’Olympe du deep loving et du sentiment charnel. Rell, c’est fou là ce que tu fais.
Je n’ai pas été le seul à dire ça visiblement puisque un contrat avait été signé dans la foulée et que le chanteur avait donc enregistré un album intitulé d’abord Medicine puis The Remedy (en référence à ses études, vous avez peut-être suivi) ; seulement les singles testés en 1999 (celui-ci et celui-là) n’avaient pas autant marché que prévu et la sortie avait été reportée. Deux ans plus tard, même schéma : deux singles sortent mais le LP annoncé pour le printemps 2002 passe encore à la trappe. D’autres se seraient découragés mais Rell ne lâche pas l’affaire et va se remettre au boulot, reprenant une partie des tracks abandonnées et y ajoutant d’autres, jusqu’à enregistrer en studio ce qui ressemble donc à un nouvel album, avec un single qui sort, un morceau franchement sympa même si c’est grosso modo une reprise d’un des plus gros classiques du rap jazzy nineties. Comme il a bien conscience que son projet traîne et qu’il a un minimum de distance avec lui-même, il décide de baptiser l’album à sortir Long Time Coming. Beau joueur, le Rell ! Eh bah ça lui porte pas bonheur puisque le disque est encore reporté puis suspendu par Roc-A-Fella, puis déplacé chez Dame Dash Entertainment suite au beef entre lui et Jay-Z, quelle histoire, sérieux. Un communiqué affirme néanmoins que le highly anticipated LP sortira début 2006 (soit presque dix ans après la signature du contrat initial), mais là on commence à comprendre le pattern et donc hélas plus personne n’est étonné quand on ne voit plus rien venir.
Pendant tout ce temps Rell a quand même fait des choses, pas mal de refrains pour les rappeurs et rappeuses Roc, mais aussi du songwriting pour Usher ou Musiq Soulchild, et puis surtout dès 1999 une apparition magnifique sur mon titre favori de Chronic 2001 aux côtés de Mary J. Blige.
Ça n’empêche que ce qu’on peut écouter de ses différents projets annulés via YouTube et Soulseek est souvent super réussi (et en général agrémenté soit des harangues de DJ Clue, soit de messages anonymes nous rappelant que nous écoutons une version promo non-officielle). Je suis plus fan de The Remedy que de Long Time Coming, qui sonne plus comme une mixtape (avec des beats déjà utilisés ailleurs), et d’une manière générale cogne plus et résonne moins avec le fond fragile, ou disons justement « sensible » de la personnalité de Rell. Je lis que les prods de ce premier album annulé auraient été signées en partie par Static Major, légende défunte associée à Timbaland et Missy, auteur de chansons pour Ginuwine ou Aaliyah, mais je ne saurais pas dire lesquelles ; je trouve le son plutôt tradi contemporain que full futuriste électronique comme ça pouvait se faire à l’époque, mais peut-être que je suis biaisé. Je vous recommande entre autres « It’s My Baby », une balade de l’adultère entre deux eaux, « Cloud 9 », une slow jam légèrement psyché, « Get Up » sur un beat rap jazzy bien emballé, ou encore les épopées de désespoir « Never Knew Love » ou « Say It Ain’t So », avec un super motif de clavier qui pourrait presque accompagner un rappeur, malgré la tonalité rupture et abandon. C’est ce que j’aime dans ce disque jamais sorti, cet équilibre modeste entre le marché R&B qui ne cherche pas à déranger et des écarts plus rap, plus goudronnés. Avec le pull en laine texturée et les Timberland qu’il porte sur la cover de « Love For Free », Rell incarne ce juste milieu, le mec est entre le velours et le bitume, la robustesse et le sentiment à fleur de peau. On signale en fin d’album un morceau qui s’appelle « Ghetto » avec Lord Finesse et qui est d’ailleurs plus un titre du vétéran NYC (également beatmaker, qui je pense est responsable de ce son très DITC) qu’une invitation de Rell.
La chaîne YouTube qui a uploadé les deux albums du chanteur de Caroline du Sud est visiblement spécialisée dans les projets avortés du R&B des années 90 et 00 et je pense y passer un peu de temps dans l’espoir d’y trouver des perles. Je discutais justement avec Rhoda de la possibilité de récupérer des bandes oubliées d’artistes R&B français et je me dis que ce serait pas mal (quoique sûrement fastidieux) de chercher ici et là de potentiels enregistrements de morceaux ou albums annulés des gens cités plus haut, mais aussi pourquoi pas de K-Reen, Vibe ou Jean-Michel Rotin. Faut bien rêver de temps en temps !