Babylon Barbès Brecht, ou à quoi rêvent les lions

Franco Rosso Babylon
1980
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Musique Journal -   Babylon Barbès Brecht, ou à quoi rêvent les lions
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« You’ve got to like a lion, lion, lion
If you want to go to Zion… »
Jah Shaka

« Bon où allons-nous ? Je vous l’ai déjà dit, au bout du monde… »
Simone Barbès ou la vertu

Dignité de la position de l’auditeur couché comme un lion paresseux, l’ordinateur chauffant sur la couette non loin de lui, ronronnant et crachant de la musique. Auditeur complètement avachi certes, mais de manière très intense : j’ai tendance à avoir un peu honte d’écouter comme ça mollement de telles quantités de son, mais c’est parce que je ne pense pas assez souvent à la très respectable intensité du récipient (on devrait dire intense comme une bouteille vide… Forcené comme un pot pas encore plein… ). La tête renversée près de la source de son, je suis comme une bassine en pierre dans laquelle l’eau fraiche et salutaire afflue. Je ne sais pas si on a beaucoup écouté de la musique comme ça par la passé, rien ne me vient en tous cas. Voilà, c’est un des bons côtés de l’époque.

L’écoute horizontale, draps moite et canicule, c’est l’écoute qui suit la ligne d’horizon. Les fantômes se dessinent nonchalamment comme des cow-boys dans le coucher de soleil. Ce qui commence ici allongé c’est une critique musicale, c’est une histoire de lions, de rêves et de fantômes (il y a des joyeux spectres dans le placard sonore, qui crient comme les cordes dans un piano !!!)….

J’ai vu récemment (au lit, donc) un film, le Babylon de Franco Rosso (1980). La bande-son du film est de l’immense Denis Bovell, monsieur Sufferer’s Hi Fi lui-même, qui à la même époque polissait merveille sur merveille au côté de Linton Kwesi Johson et avait déjà derrière lui une longue histoire de guérilléro dub. Dans l’Angleterre de Thatcher, quand notre présent fascisant naissait (ouvrait les yeux tout doucement comme le dragon des contes), Babylon a été classé X, X pour inexploitable en salle : dub et lutte des classes valant pornographie et censure.

Dans le Londres poisseux de ces années-là (croix gammées, verre brisé et terrains vagues, c’était très Berlin-Alexanderplatz niveau ambiance), c’est l’histoire désespérée de Blue, jeune londonien louvoyant entre des petits boulots et le Grand Oeuvre dub nocturne – et accessoirement joué par monsieur Brindsley Forde, bien connu chanteur d’Aswad. Blue gravite dans l’orbite d’un crew rêvant de terrasser le mighty Jah Shaka lors d’une compétition de Sound Systems. Jah Shaka joue son propre rôle dans le film, ce qui est évidemment une raison en-soi pour le voir, mais je reviendrai plus tard sur ce point incandescent. Tout cela finit terriblement, dans la tragédie, les portes défoncées, les cris et la danse. Brève et rougeoyante comète.

C’est un beau film matérialiste, très brechtien. Je ne connais pas de plus raide théâtre didactique de l’indécence profonde qu’il y a à fétichiser un genre musical, une vague de créativité collective, l’art des gens. Le sujet de Babylon, c’est l’envers du décor de la poésie, toutes les petites cuisines un peu dégueulasses où le plus bel art clapote dans des grosses casseroles pleines de gras, de merde et de souffrance. Tout y est : la culture ( = l’exploitation, les flics, les brutes, les cadres culturels assis à leur bureau, la prétention et la mythomanie, the Root of All Evil, la compétition sordide, le racisme), et ce qui pousse malgré elle, malgré tout, dans le champs ravagé, au milieu des sillons de la déchéance ( = la beauté impossible de qui veut devenir Soul Man, les rêves des jeunes, le désespoir, les illusions propres, rageuses et blindées, bref… la poésie).

Malgré sa violence désespérée de lehrstück classée X, ce film est un long moment de grâce, porté par l’apparition épiphanique d’un ange : JAH SHAKA !!! Le grand Shaka qui chante sur un dubplate de Johnny Clark dans une des plus belle séquence de musique filmée de tous les temps… Shaka comme un spectre shakespearien désormais puisqu’au moment où j’écris ces lignes il vient de mourir (le 12 avril dernier)… Shaka le poète fantôme qui fait exploser la scène du petit théâtre dans ma tête comme le couvercle d’un volcan !

(Jah Shaka ! Arrivés à Londres enfant à la fin des années 50, génie universel, immense figure phosphorescente du reggae, ouragan spirituel, dieu éternel des Sound Sytem londoniens, faisant tout, dansant, montant, mettant en circulation, jouant, JS était un de ces êtres qui foutent des frissons parce qu’ils bougent tellement vite qu’ils prennent toute la chaleur qui se balade dans l’air, ils l’attirent à eux, nous laissant transis de fièvre, congelés et éblouis.)

Shaka le vrai obsède les personnages fictifs deBabylon, c’est Shaka par-ci, Shaka par-là, Shaka en rondelle, Shaka écrasé par un chien géant, Shaka dans toutes les bouches des personnages du film, Shaka haït, craint, adulé, Shaka figé en l’air avec ses ailes et sa trompette angélique (« Alors au son des trompettes, chantons à la gloire de Jah… »), ange suspendu vrombissant entre hier et demain monté en l’air est resté là, exactement au point d’articulations des plaques tectoniques de la poésie mondiale, comme un soleil bondissant planté dans la voute solide du ciel.


En écrivant ça, je repense à un passage d’un livre de Pierre Rottenberg que j’ai trouvé récemment dans une pile de bouquiniste entre un livre pour enfants tout taché et un truc complètement nul, et dont l’obscurité totale mais pleine de sueur et de presque tendresse m’est rentrée dans la tête comme un larsen. Le voici :

« Nous avons affaire au sommeil et dans le sommeil nous trouvons les quelques traits de la révolution (il y a l’immobilité dans la nuit, ce n’est pas être immobile au sens où l’on ne se relèvera et ne se réveillera jamais que de fermer les yeux, ainsi en effet on pourrait croire et faire croire que l’on dort, et ce sommeil serait comme le désintéressement, alors que voici ce sommeil, cette nuit qui colle aux parois internes du visage, cette nuit faite pour définir quelques traits décisifs que nous devons tous porter) la révolution : il faut d’abord se détacher, dans cette nuit justement, de ce qui raye l’espace noir, de ce qui raye en faisant brûler les divinités de la mer, des fleuves, des lacs…. »

C’est tout. Sorte de dubplate imprimé énigmatique à partir duquel on chante ce qu’on veut dans la tête, mystérieux magma de lave, comme une chanson non-traduite (les paroles n’ont aucune importance, hein Blue). Je remonte la couverture dans mon lit et je ferme les yeux, dans la source du sommeil je dérive et je rêve de disque rayés (scène incroyable dans Babylon, la grand’ peur du disque rayée vite remplacée par la petite peur sordide dont il n’y a rien à faire de beau quand débarque la voisine nazifiée écumante de rage), et je rêve de lacs et de fleuves dansant, de ragoût de mouton, de fête de mariage, et je rêve que je rêve que je rêve, je rêve de la Musique Désintéressée Universelle, c’est ça la révolution…

Et… mais je crois en avoir fini et enfin dormir et pourtant une image me revient soudain, puis elle tourne boucle. Je revois défiler une des dernières scènes du film.

C’est Blue qui erre dans la nuit londonienne remplies de jaune, de bleu, de rose, de néons, d’escalators, de brutes, de curés. Ça fait de la bouillie cinéphile un peu lourde dans ma tête. J’associe d’un coup à la scène de la voiture dans Simone Barbes ou la Vertu, quand Bourgoin prend le volant de la voiture de Michel Delahaye et roule au bout de la nuit, et que soudain s’élève le chant de George Thill qui fait couler les larmes de joie et broie le coeur. Mais pourquoi je pense à ça ? Parce que les voitures dans la rue se ressemblent ? C’est plus que ça (une histoire de films X sans porno et de musique magique).

Simone Barbes ou la Vertu et Babylon : je réalise d’un coup que c’est la même année de sortie pour les deux films, exactement (1980). Drôle de hasard mental, drôle de drame. On dirait le futur ou un passé beaucoup plus lointain, musique qui ne sait plus trop où elle est. C’est la réalité vraiment sordide et la joie chantée qui électrise tout ça, la musique qui éclair (au sens de qui foudroie) ou plutôt déplace tout légèrement de côté… Mais vraiment tout alors… Voilà, il faudrait à la fin s’imaginer ce miracle : chaque objet, chaque câble dans le Sound System, chaque arbre, montagne, immeuble, rivière, chaque voiture de police, chaque rade et chaque garage, chaque Paris et chaque arcade de Brixton légèrement déplacés de quelques centimètres, comme si la réalité toute entière se soulevait mettait à danser en face de Shaka, avec Blue et ses camarades.

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