Avez-vous entendu parler de nina protocol, ce nouveau site super cool pour écouter et acquérir de la musique online, par lequel toutes les personnes « au courant des bails », qu’iels soient musicien·nes ou écoutant·es assidu·es, ne cessent de jurer ? Si non, je vous conseille d’y jeter, si ce n’est une oreille au moins un œil, afin de tenter de cerner le délire – et comme ça, peut-être pourrez-vous m’expliquer le principe. Cette semaine, le nom est encore apparu pendant une conversation entre gentes du sérail et comme j’adore parler de sujets que je ne maîtrise que de (très) loin, j’ai pu sortir la carte spéciale, celle qui me permet de rester sur le bord de la route sans avoir l’air trop à la ramasse : nina protocol serait basé sur le principe de la NFT. Ce qui n’est pas une bonne chose (je crois) et soulève a minima des interrogations (n’est-ce pas?). Plus précisément, cette alternative à bandcamp smart et visionnaire, fondée par « une petite équipe avec des racines profondes dans les scènes DIY et underground » et qui se soucie beaucoup « de la façon dont la musique existe en ligne » (oui, carrément) use du principe de la blockchain, ce qui veut dire à peu près la même chose et me donne une bonne excuse pour rester encore un peu à l’écart.
Je n’irais pas plus loin mais je pense que vous saisissez le propos : je suis largué avec la technologie et ce au sens large. Ce n’est pas que j’y sois particulièrement réfractaire, mais je n’y arrive juste pas, tant que j’en suis venu à penser qu’il s’agit d’une sorte de disposition mentale ; c’est comme comme avec les synthétiseurs modulaires ou Max/MSP, quelque chose me glisse irrémédiablement entre les doigts. On m’explique encore et encore, j’ai vraiment envie de piger, je crois que j’y suis parfois, je sens que je m’approche, qu’un monde s’ouvre à moi mais en fait non. Peut-être ces objets manquent-ils simplement d’un peu de sensualité à mes yeux. Après, cela ne m’empêche pas non plus de dormir la nuit. Si j’aime penser et me fatiguer les méninges, retourner des concepts alambiqués, me trouver écrasé par la vaste complexité du réel, savoir que je sais peu si ce n’est rien, comme dirait l’alopècien, me va également très bien.
Le plaisir d’être « en dehors » – out, pour reprendre la formule du visionnaire-misanthrope Christoph de Babalon – est polysémique et contagieux. L’essai et le détour, caractérisent une expérience du musical et du monde, mais aussi de la tekhnè, la lisière et la précarité (autre que financière, on s’entend) enivrent, l’incompréhension aussi ; j’aime cela parce qu’un mystère subsiste, subsistera toujours. Le jazz a longtemps tenu là dedans, par exemple. Il y tient encore, mais fait parfois un peu trop coaguler l’incertain à mon goût, ce qui vous en conviendrez est un sacré paradoxe. Mais revenons un peu dans le temps, si vous le voulez bien : en 1984, Miles Davis sort Decoy, Herbie Hancock bosse avec Bill Laswell sur Soundsystem, deux albums électroniques s’il en est, immédiats et que j’aime beaucoup, mais malheureusement un peu datés aussi (surtout le second). Pourtant, cette même année, c’est contre toute attente à l’IRCAM que tout se joue, pour le jazz et au-delà. Georges Lewis, musicien américain et nerd notoire alors âgé de 32 ans, en résidence depuis deux ans au fameux Institut de la place Stravinsky, près du Centre Pompidou, propose une restitution publique pendant trois jours, du 23 au 25 mai. Le jeune Chicagolais fait interagir un programme d’improvisation interactif virtuel de son cru, baptisé « Voyager », avec un beau panel de l’impro libre et exigeante : Joëlle Léandre, Derek Bailey, Douglas Ewart et Steve Lacy. Sans que l’on sache s’il parle de l’équipe ou des concerts, il utilise le nom de « Rainbow Family », un blase un peu rincé et presque cringe, mais qui a le mérite de… je ne sais pas trop quoi.
Peut-être sont-ce les quarante années de distance mais tout ce qui se passe au sein de ces improvisations hétérodoxes est à mes oreilles d’une clarté infaillible. Malgré une configuration très très 1984 qui pouvait laisser craindre des sommets de perplexité, le truc est limpide, mais d’une autre façon que Miles et Herbie. Évidemment, je n’ai aucune idée du processus technique qui permet ces communications contre-nature, des enjeux de celui-ci. Je suis au moins aussi largué qu’avec nina et les synthés modulaires, et cela même après avoir consulté les notes ardues et fournies de George sur son œuvre – que je ne peux que vous conseiller de parcourir : il y décrit dans le détail l’architecture de son programme, ce que celle-ci implique pour les musicien·nes interagissant avec ce dernier, mais aussi la forme musicale en découlant. Pourtant, les dynamiques me paraissent éminemment naturelles, je peux les suivre et les comprendre sans effort, la surprise a un sens et c’est un plaisir énorme.
Avant même les morceaux, il y a cette introduction de quelques secondes qui nous donne à entendre la voix de George Lewis pendant quelques secondes. Une intervention inaugurale et explicative sommaire – « Huh… can you turn my microphone a bit ? Huh… » –, dans un français qui se démène et se démêle au fur et à mesure. On peut sentir la présence de la salle, la résonance des doigts qui parcourent les touches du clavier ; de la musique d’ordinateur peut-être, mais nous sommes quelques part, et je trouve très heureux ce choix d’enregistrer les pièces (l’endroit et la musique) ensemble, comme une situation. Ces 48 secondes resserrées autour de ce musicien, qui ici ne joue que de la table de mixage, sont essentielles et belles. Elles nous installent directement dans cet endroit où le futur se dévoile sans pudeur, et ce que l’on voit dans cette vidéo aux couleurs thaumaturgiques, on l’entend déjà.
Joëlle Léandre, contrebassiste géniale et accessoirement première femme diplômée du conservatoire de Paris pour cet instrument, entame le disque. En un tout petit peu moins de huit minutes, elle explore les possibilités de ce jeu cybernétique, oscillant de concert avec la machine : elle joue avec les dynamiques, entremêle ses mélodies et textures avec ce que le programme déroule, à l’archet et aux doigts… Il y a quelque chose de stupéfiant à entendre cette symbiose précoce et pourtant si réussie. Nous sommes en 1984, et même si Voyager ne fait que répondre aux musicien·nes, notre chère Joëlle, en alternant notes tenues, chocs et ruptures, donne l’impression d’un dialogue. C’est d’une intelligence folle sur le plan harmonique, et je suis toujours impressionné par la manière dont la musicienne capte direct l’enjeu de la procédure. La fin, arrêtée et suspendue, tire d’ailleurs des rires de surprise dans la salle, mais aussi derrière la table de mixage. J’adore que l’on puisse entendre cela, que les réactions de l’ingénieur-musicien soient dans l’œuvre, cela lui donne une profondeur supplémentaire, je trouve ! À la suite, Derek Bailey, autre géant des cordes du XXe siècle, tente lui aussi un dialogue un peu plus conflictuel et pointilliste, toujours plein de nuances et d’inventions dans les modes de jeu, où l’ordinateur se fait un peu moins bavard. On sent qu’il est un peu à la traîne face à la comète Bailey qui a une compréhension transcendantale de la guitare, mais cela n’empêche : on reste sur le fil, toujours en train de tanguer avec ce fameux dehors.
Avec Douglas Ewart puis Steve Lacy, le style est différent. Le premier, très expressif, fait partir Voyager dans une ambiance de sphères célestes, un peu plus grandiloquente et spirituelle que les deux précédentes, pas vraiment étonnante cependant quand on connaît un peu la pratique ce multi-instrumentiste né en Jamaïque – que j’aime beaucoup, par exemple dans cette pièce fofolle avec Lewis, par exemple. Le trio Ewart/Bailey/Voyager marche à fond aussi, et démontre que la force de cette expérience vient beaucoup de la curation de George Lewis. Le gars a consolidé son équipe comme un boss de l’art contemporain ou de FIFA Street, et ce n’est pas la dernière pièce collective de presque vingt minutes et d’une fluidité démoniaque qui me donnera tort. Steve Lacy, dans un délire similaire à Ewart, a lui un penchant encore plus appuyé pour le drame. Le silence du début porte une tension qui nous fait basculer dans une autre dimension. Je crois que c’est mon duo préféré, le sax soprano fait chanter la machine sans peine sur quatre minutes parfaites.
Sinon, l’autrice Georgina Born parle de Rainbow Family dans Rationalizing Culture, bouquin de 1995 où cette anthropologue de la musique vient décortiquer l’IRCAM au temps de Boulez, et secoue un peu l’institution. George Lewis, musicien noir et américain au sein d’une institution blanche (sûrement le premier), y est dépeint comme un continuateur d’une esthétique dominante qu’il ne remettrait aucunement en cause, et dont les travaux se voient par ailleurs allègrement dépréciés par certains collègues sur site. Nous parlons de George Lewis hein, qui a quand même joué avec Anthony Braxton ou Roscoe Mitchell, Count Basie, Marina Rosenfeld, Evan Parker ou le Musica Elettronica Viva des années 1990, et qui est membre de l’AACM depuis les années 1970… franchement les années 1980, cinq étoiles pour la zique mais la vibe est carrément pourrie ! Dans les notes de l’album toujours, on peut sentir que l’expérience n’a pas été facile tous les jours pour George, et que cette description analytique lui faisant suite ne l’a pas non plus adouci. Le musicien en a gros sur la patate mais plutôt que de cracher son venin, il dit les termes avec finesse, notamment sur les questions de race en France, et plus précisément dans les milieux de la musique dite d’avant-garde.
Le plus beau donc, c’est qu’il se transforme sans se morfondre : Rainbow Family fut un jalon important de ses travaux sur ordi et de son vécu, où « agentivité, communication, subjectivité, écoute, intentionnalité, responsabilité sociale et liberté » se sont rejoints. C’est par ces mots que s’achève son texte de présentation, et comme je ne pense pas faire mieux je vous laisse ici, en suspens, peut-être encore à l’écoute du babil d’un ordinateur qui, durant trois soirs du mois de mai 1984, conversa sans peine avec des cadors dans le IVe arrondissement de Paris.