Écofictions (2/3) : la tropicalité liminale et synthétique d’Andrew Pekler [archives journal]

Andrew Pekler Tristes Tropiques
Faitiche, 2016
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Claude Lévi-Strauss est certainement plus connu pour ses travaux d’anthropologie et son apport au structuralisme que pour ses analyses musicales ET POURTANT, la part consacrée à la musique dans son œuvre constitue une sorte de fil narratif sous-jacent, comme le révèle le Québécois Jean-Jacques Nattiez, considéré comme le pionnier de la sémiologie de la musique, dans son ouvrage Lévi-Strauss musicien – Essai sur la tentation homologique, paru en 2008 aux éditions Actes Sud. Il y a à cet égard un passage assez fabuleux dans le dernier chapitre de Tristes Tropiques où Lévi-Strauss, alors immergé en plein Mato Grosso, s’interroge sur sa propre expérience musicale, qu’il emboîte dans son expérience ethnographique, puisque c’est une ritournelle de Chopin qui vient le rattraper au beau milieu de ce plateau brésilien, parasitant l’expérience de son environnement immédiat et générant son lot de questionnements métaphysiques aux implications vertigineuses : « Était-ce donc cela, le voyage ? Une exploration des déserts de ma mémoire, plutôt que de ceux qui m’entouraient ? »

Comme pour en souligner un peu plus encore la filiation, cette citation est reprise, sous une forme extensive, sur la pochette de l’album Tristes Tropiques du musicien américano-ouzbek Andrew Pekler. Sorti en 2016 sur Faitiche, le label de son camarade berlinois et part-time collaborateur Jan Jelinek (avec qui il forme le projet live Ursula Bogner), Tristes Tropiques se présente, selon les mots de Pekler lui-même, comme un savant « mélange d’exotica synthétique, de musique pseudo-ethnographique et de field recordings irréels ». Ca pourrait fleurer bon les effets d’annonce et la posture arty un peu trop self-aware pour être honnête mais il n’en est rien, c’est d’ailleurs précisément dans ces renversements musicaux et ces glissements de terrain que la musique d’Andrew Pekler semble s’épanouir le mieux. Car s’il y a là une forme évidente de pastiche – on pourrait (presque) parler d’un élan postmoderniste –, cela n’affecte en rien la formidable puissance d’évocation de ces étranges soundworlds, fragments sonores de biotopes inconnus qu’on croirait échappés d’exoplanètes lointaines. 

C’est qu’il y a, chez Pekler, tout un langage du double et de l’illusion, une écriture musicale en trompe-l’œil qui se niche aussi bien dans le nom des pistes (« Feedback », « Mirrored Structures », « Cool Symmetries », « Mirror Structures (Mirrored) ») que dans la structure même de l’album, les neuf tracks de Tristes Tropiques sonnant comme un écho distant aux neuf chapitres du travelogue de Lévi-Strauss. À l’exception de quelques titres – « Khao Sok » (qui renvoie, d’après Wikipédia, à un parc national en Thaïlande) et « Bororo » (un peuple autochtone du Brésil étudié par l’anthropologue français qui donne son nom à un chapitre du livre) –, on ne trouve nulle autre trace de lieux réels ou existants, nulle volonté de retranscrire musicalement une aire géographique ou culturelle donnée : la tropicalité dont il est question ici est avant tout fictive et simulée, elle prend la forme d’un paysage mental qui oscille sans cesse entre le familier et l’étranger. 

Si le disque baigne dans cette atmosphère fourth world/exotica à laquelle il rend hommage par ailleurs – précédée par un mix pour NTS intitulé « Fourth World Problems », sa sortie fût accompagnée d’un autre mix pour self-titled, « (N)E(W)XOTICA », dans lesquels Pekler créait un pont entre enregistrements ethnographiques traditionnels et musiques électroniques contemporaines –, Tristes Tropiques s’avère en réalité beaucoup plus proche des hallucinations auditives et de la possible music de Jon Hassel que des orchestrations rythmiques de Les Baxter ou de Martin Denny (contrairement à ce qu’avait pu faire James Pants un an plus tôt sur Savage, par exemple). On y retrouve cette même idée d’ethnographie imaginaire, d’exploration in vivo de mondes sonores exotiques dont on ne parvient pas à savoir s’ils existent réellement. Une partie du trouble ressenti à l’écoute de Tristes Tropiques provient sans doute du travail de manipulation auquel se livre Pekler, recomposant de manière artificielle des sons et des environnements naturels – son compte Soundcloud fourmille de simulacres de chants d’oiseau, de marches d’insectes et autres atmosphères nocturnes, enregistrés sous le hashtag #unrealfieldrecordings – qu’il intègre ensuite à ses différents titres pour créer des « environnements synthétiques », dans une démarche qui brouille volontairement les pistes avec l’audio-naturalisme. Tout y paraît dès lors légèrement déformé, plus inquiétant et plus sinistre, comme si, quelque part, c’était la composante « surnaturelle » de la nature qu’Andrew Pekler cherchait à faire surgir. À l’instar de son projet Phantom Islands (2018), un atlas sonore qui proposait de naviguer vers une série d’îles dont l’existence, longtemps admise sur les cartes, a fini par être contestée, quelque part entre fiction maritime et ethnographie fantôme, Tristes Tropiques semble davantage dialoguer avec les esprits de la forêt qu’avec ses habitants.   

Il y a à mon sens quelque chose de volontairement indéterminé dans la musique de Pekler, qui renvoie sans doute à la désorientation qu’on peut éprouver en forêt : chaque titre peine à choisir une direction et paraît figé dans un état de liminalité, préférant se maintenir dans une sorte d’entre-deux, comme s’il était au seuil de quelque chose qui finalement n’advient jamais. À l’exception du titre éponyme, les morceaux sont courts (autour de trois minutes), ce qui renforce le sentiment d’avoir affaire à des instantanés, des snapshots arrachés à leur environnement et retranscrits tels quels sur le carnet de voyage d’un explorateur. La piste d’ouverture, « Feedback TT », avec sa boucle mélodique entêtante et sa structure polyrythmique, déploie cette esthétique un peu « tribale futuriste » qui propulse d’emblée l’auditeur en terre inconnue. D’une intensité minimale qui frise la transe, le très conradien « A Savage Topography » s’apparente à la remontée d’un fleuve boueux sous un ciel léthargique, aux abords d’une forêt impénétrable. « Bororo » est peut-être la seule plage véritablement lumineuse de l’album et m’évoque cette image de clairière après une longue marche en forêt, rendue difficile par la densité de la végétation et l’absence de sentier.

De tous les disques issus de la mouvance post-exotica/digital field-recording sortis au mitan des années 2010 (je pense à tout le catalogue Dolphins Into The Future, aux premières sorties de Rainforest Spiritual Enslavement ou encore aux deux volumes d’Electronic Recordings From Maui Jungle d’Anthony Child), Tristes Tropiques reste mon préféré. C’est celui qui conserve à mes yeux la plus grande part d’opacité et de mystère, que j’ai encore aujourd’hui le plus de mal à qualifier. Les textures y sont moins digitales que légèrement artificielles, les effets plus subtils et moins appuyés. C’est aussi celui qui propose la meilleure définition musicale de la tropicalité, ici dépourvue de ses atours balnéaires et rendue à son ambivalence ontologique : une tropicalité sans exotisme, un peu lugubre derrière le vernis ensoleillé. Loin d’« exotiser » depuis l’Occident des paysages et des environnements distants, Tristes Tropiques sonne davantage comme une invitation à méditer sur la condition tropicale. Mais à l’inverse d’Anthony Child, par exemple, qui puisait dans la jungle hawaïenne l’inspiration pour composer de longues séquences improvisées sur ses synthétiseurs modulaires, Andrew Pekler se nourrit de nos propres fantasmes de tropicalité pour concevoir des mondes sonores imaginaires, des « environnements synthétiques » qui suscitent chez l’auditeur un sentiment d’inquiétante étrangeté. 

Avec le recul, je le considère enfin comme un disque de transition, qui opère la jonction entre la scène psychédélique/new age incarnée par Lieven Martens Moana et Spencer Clark au début des années 2010 et l’ambient hypertexturée des labels West Mineral et Sferic une décennie plus tard, une sorte de pivot ou de point de bascule entre lo-fi et HD, entre background et mid-ground music, bref comme un disque liminal.

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