Le titre de cet article me semble assez évocateur, mais je vais tout de même préciser, pour les congénères n’ayant pas pris « standards de la comédie musicale américaine » en LV2 : « My Favorite Things », chanson composée par le duo Richard Rodgers / Oscar Hammrstein II en 1959 pour The Sound of Music, a changé ma vie. Enfin pas cette version là, dont je n’ai finalement fait la connaissance que très tardivement – il y a peut-être 3 ou 4 ans, avec l’interprétation de Frances Conroy (alias Ruth Fisher) dans un épisode de Six Feet Under – mais plutôt celle, à jamais gravée dans mon âme, de John Coltrane accompagné de son quartet légendaire (McCoy Tyner au piano, Jimmy Garrison à la contrebasse et l’indépassable Elvin Jones aux tambours), donnée le 7 Juillet 1963 à Newport. Ou peut-être s’agissait-il de celle du festival de Juan-les-Pins, presque 2 ans après jour pour jour ? Je ne sais plus vraiment je dois l’avouer, mais j’aime aujourd’hui autant la clarté irréelle de la première que le côté plus distant, ambiant et presque documentaire de la seconde, qui est aussi une masterclass d’entente musicale. Cela n’a pas vraiment d’importance, car après la première écoute de ces forcément plus de 10 minutes cosmiques, vers 16 ans et des brouettes, la musique est devenue pour moi l’endroit de tous les possibles et une quête élévatoire, absolue.
« My Favorite Things » a donc pour moi été un thème instrumental avant d’être un chant de Noël aux paroles truffées de gourmandises germaniques, que j’écoute toujours avec exaltation. Une turbulence, une ivresse, un féroce bouillonnement, une fuite en avant que je voudrais éternelle, où personne ne tire la couverture à soi, chaque partie pouvant être appréciée distinctement des autres, sur toute la durée. Les accords de McCoy sont une ronde bondissante, Garrison est tellurique (toujours mes graves préférées, toutes expressions sonores confondues : basses électriques, synthétiseurs, rien ne tient la comparaison) et distingué, comme Elvin, ce poète du remplissage et de la parcimonie qui a rendu la batterie lumineuse, notamment avec son jeu de cymbale si pur. Et puis il y a Coltrane, la spirale, l’hélice qui monte sans arrêt vers le Nirvana et absout tous les péchés, le saint – littéralement : il y a à Saint Fransisco une Saint John Coltrane African Orthodox Church dont il me tarde de devenir un fidèle – qui ouvre la voie et dit la beauté du monde sans un mot. Tout me parle : les solos qui s’enroulent sur eux-mêmes, sa façon d’alterner entre la mélancolie la plus forte et une ambiance édénique irradiante, la place qu’il laisse à ses camarades. C’est comme si, dans ces intervalles spatio-temporelles les règles de l’harmonie étaient suspendues, les querelles disparaissaient, les égos se fondaient ensemble pour que la musique parle enfin la langue universelle de la vérité.
Les interprétations de ce réarrangement sont légion dans le jazz, mais aucune ne parvient à égaler selon moi celles de John, qui sont pour moi de véritables icônes, portant en elles un fragment de la divinité. Pourtant à force de fouiller (notamment du côté des versions vocales), j’ai quand même trouvé au fil des ans des tentatives osées et/ou revigorantes qui ont un peu ouvert mes horizons d’intégriste (oui, carrément) coltrainien. Je vous ai réuni les meilleures dans une liste de lecture, démarrant bien évidemment par une version filmée de 20 minutes où monsieur Coltrane et ses potes se la donnent à Comblain-La-Tour (Belgique) en 1965. Le document est d’une qualité impressionnante, on voit les gouttes de sueur et les souffles embuées, la grâce est sonore mais aussi visuelle et les gros plans sur les visages de ces Prométhée transcendants et transcendés permettent de saisir un peu plus qu’il se joue quelque chose dépassant le musical mais ne pouvant se loger qu’en celui-ci. Le solo de McCoy Tyner n’est pas de ce monde, avec Garrison qui chantonne quasiment tout le long sans rendre le truc dégueu (genre comme, au hasard, Keith Jarrett qui flingue tout ses solos), et je n’ai même pas les mots pour celui de John et l’écrin dans lequel il se déploie.
Mais poursuivons, parce qu’il nous reste quand même des choses au programme ! Pour embrayer dans la droite lignée, une autre version plus ramassée mais tout aussi intense, dispensée par la compagne de l’apôtre en personne, cinq ans après son décès. Alice l’auguste sort donc une version interplanétaire (au sens de Sun Ra) avec des basses qui vrombissent, des cordes majestueuses, un solo d’orgue… J’ai l’impression d’entendre un aboutissement très convainquant mais aussi personnel de la fusion entre la mystique avancée du couple et une conception plus acousmatique, voir varésienne du musical, mais cela n’engage que moi. Vient ensuite la transition, difficile mais nécessaire, vers les déclinaisons chantées ; et là, autant vous dire que je ne suis pas mécontent de vous dévoiler l’adaptation de la méconnue Elisabeth Caumont, une française qui avec « Real Book » (elle a changé les paroles et égrène le nom de ses standards préférés, en place quelques paroles aussi) réussit la prouesse de marier jazz synthétique fusion, hard-bop et voix smooth façon music-hall des eighties ! On est plus du tout dans la même ambiance mais ce n’est pas grave, je suis prêt à embrasser la diversité, et d’ailleurs Étienne je te dédicace entièrement ce morceau qui joue très fort, ça sent le pointeur de stud’ à catogan à 30 bornes, et je peux te voir te mordiller les lèvres en écoutant ces sons de DX-7 et cette basse coquinement technique !
Les trois suivantes s’inscrivent totalement dans l’optique « chanson de Noël à l’américaine », on est plus du tout dans la spiritualité, mais le plaisir est entièrement là : Barbra Streisand qui alterne susurrements et gueulantes dans l’oreille par dessus des cordes séraphiques, on valide ; Luther Vandross, un plaisir pour les yeux comme les oreilles, comme d’habitude (avec Marcus Miller à la basse, si je ne m’abuse et des petites ponctuations de synthé très YMO) ; et enfin SWV, comme une surenchère à la précédente, avec l’option « vénération de la trinité cocooning-sensualité-brillance » en plus. Encore une fois je pense à vous monsieur Étienne Menu, avec ce solo de guitare bien cheezy pour boire tout le vin chaud (jamais je ne ferais la promotion de l’infâme lait de poule) du monde en se délectant, tout comme Coko, Lelee et Taj, de cette douce fusion du libéralisme et de la tradition. Il y a aussi la version d’Ariana Grande qui vient se placer aux antipodes de l’originale (en en détournant les paroles) et de celle de Coltrane, dans un track de sale gosse gâtée pour swinguer fort avec les copines, avec un petit côté empouvoirement (par l’acquisition diront certain·es), ce qui fait toujours plaisir. Un « 7 Rings » qui confirme si besoin il y a la qualité certaine de ce thème, mais aussi le caractère fondamentalement érotique et libidinale de la réification capitaliste (Mark Fisher parle d’un truc approchant dans Desirs postcapitalistes, notamment en s’appuyant sur Lyotard, je crois) : mes choses favorites m’appartiennent, me complètent, me donnent du pouvoir, me définissent, elles sont à moi.
Sur ces digressions, bouclons la boucle en passant au dernier morceau de cette playlist monomaniaque, une réminiscence qui revient pour de bon à l’origine jazz mais avec un twist conséquent. Avec cette proposition figurant sur sa partie du double album Speakerboxx / The Love Below, André 3000 a tout simplement plié l’histoire : une interprétation tout ce qu’il y a de plus classique du classique, jazz et toujours à moitié dans les clous, mais totalement écrasée par une cavalcade de boîte à rythmes qui ne prend jamais de pause à part dans les derniers instants, un truc à la fois très ATLanta et D’n’B. Ça c’est de l’audace, une tentative qui me parle très très fort ! D’ailleurs Speakerboxx / The Love Below est un album clairement sous-coté, la paire avait anticipé et tenté plein de trucs, je m’en rends compte maintenant, alors que je l’écoutais en boucle sans vraiment le comprendre à l’époque.
Vous voyez, je ne vous avais pas menti avec ce titre, je vous ai vraiment parlé de mes choses préférées, dingue non ? C’est ça la garantie Ponceau, jamais de mensonge, satisfaction au max et de la pédagogie, encore et toujours. Peut-être que notre ministre de l’éducation devrait me mettre sous contrat, moi aussi ? En tout cas je sais à quel saint je me vouerais, et vous vous en doutez aussi sûrement un peu.