La jeune Dionne Warwick à la télé américaine, paralysée ou paralysante ?

DIONNE WARWICK (+ LYN COLLINS, JIM O'ROURKE, ERROL DUNKLEY, SYBIL) "Don't Make Me Over"
Scepter, 1962-1963
Écouter
YouTube
Musique Journal -   La jeune Dionne Warwick à la télé américaine, paralysée ou paralysante ?
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Aujourd’hui nous écoutons un standard américain des années 1960 et quelques-unes de ses plus mémorables reprises. Et d’abord nous allons surtout regarder une vidéo de Dionne Warwick interprétant en playback le standard en question, « Don’t Make Me Over », composé par Burt Bacharach et Hal David. 

Datée de 1963, cette apparition de Warwick à la télé américaine n’est peut-être pas sa première, puisque la chanson était sortie en novembre de l’année précédente, mais en tout cas elle n’y paraît pas encore aussi à l’aise qu’elle le sera un an ou deux plus tard, par exemple lors de ce concert en Belgique pour le Nouvel An 1965. On la dirait ici surtout préoccupée par la nécessité d’éviter la casse à tout prix, ce qui fait qu’elle a l’air si concentrée sur la bonne exécution de son playback qu’elle en vient à mettre son corps en pilote automatique : ses membres bougent comme ceux d’un robot ou d’un somnambule, on dirait presque qu’elle est sous hypnose – voire sous drogues, m’a dit un ami estimant qu’elle aurait très bien pu avaler des tranquillisants avant d’arriver sur le plateau, même si on peut aussi penser que ce n’était pas son genre. 

La jeune Afro-Américaine (23 ans à l’époque) a la peau rendue très claire par les projecteurs et par l’image noir et blanc, qui accentuent le tranchant de ses traits et la minceur de sa silhouette. Son maquillage minimal mais visible aiguise encore un peu plus son apparence, et les rares gestes qu’elle réalise (écarter les mains paumes ouvertes, lever un doigt de la main droite, mimer timidement une étreinte…) ont l’air téléguidés par on ne sait quelle entité. Et quand la caméra serre sur son visage, on se rend compte qu’on ne sait plus très bien ce qu’on est train de regarder. C’est fou comme par instants Dionne paraît, à travers son trac et sa timidité, finalement presque au-dessus de ça, telle une divinité. Dur de savoir si son regard fixe exprime la terreur et la confiance la plus totale. Cet air de statue, ce poise sorti de nulle part, elle l’emploie à chanter cette chanson d’amour où elle dit à quelqu’un qu’elle aime de « ne pas faire d[’elle] du passé », de ne pas la jeter dans la catégorie des gens over de sa vie. Assez vite on se sent voyeur face à cette interprétation, on se trouve obscène de regarder cette femme qui souffre, alors qu’on aurait pu croire que le playback sécuriserait tout ça. La chanteuse aurait sans doute mieux assuré en live, mais là, en se retrouvant muette, son corps et l’émotion qu’il dégage ont l’air de se désynchroniser. 

Ce qu’on regarde, en vérité, c’est une femme issue d’une communauté qui vit à l’époque encore ségréguée dans toute une partie des États du Sud et dont l’affirmation politique commence tout juste. Une femme qui arrive en robe de soirée sur votre écran, une expression indéchiffrable vibrant depuis son buste, son front, ses yeux, son nez, ses joues. On assiste à un spectacle de la timidité qui pour plein de raisons ne peut pas rester juste de la timidité et transgresse cette dernière sans pour autant jamais déborder les règles de la bienséance. C’est une non-performance qui devient une performance, une performance de l’absence, ou du vide, ou du désincarné, comme on veut, mais qui s’imprime sans doute possible dans l’esprit de l’auditeur-voyeur.  

La chanson est superbe, évidemment, même si au sein du répertoire Bacharach/David je préfère de peu leur deuxième carton pour Dionne Warwick, sorti en 1963, « Anyone Who Had A Heart », dont vous apprécierez la structure complexe et les brusques changements de climat et que j’avais découvert à l’époque via le morceau du Saïan Supa Crew qui le samplait, « La Darkness ». Signalons aussi que le morceau qui devait au départ être le premier single de Dionne, avant que le duo de songwriters ne décide de le donner à Jerry Butler, était cette splendeur intitulée « Make It Easy on Yourself », dont l’interprétation par Bacharach est un sommet un peu mésestimé.

Mais revenons à Dionne, qui en laissant son corps en playback se sert donc de son seul visage pour relayer l’âme de l’enregistrement qu’elle mime, et qui nous offre une expérience audiovisuelle comme on en voit pas tant que ça. On croirait presque qu’elle fait un karaoké d’une chanson chantée par une autre et qu’elle s’aperçoit en cours de route que mince, c’est elle-même qu’elle interprète et qu’elle doit incarner. Qui suis-je et où suis-je quand je deviens véhicule de la musique ? Une fois de plus la question de l’identité dans l’interprétation est placée au cœur de l’expérience : on se demande à qui appartient cette voix et ce corps quand ils sont traversés par une si sublime chanson. Puis cette présence, qui passe du spectral au charnel brut et vice-versa, comme si le moindre de ses gestes et expressions laissait s’échapper un peu de son âme et de celle de la chanson, finit par les faire se confondre au bout du compte.

Très vite Dionne Warwick deviendra une diva plus rodée, elle tournera en France où elle sera présentée sur la scène de l’Olympia par Marlène Dietrich (toujours en 63) et puis elle aura la belle et rentable carrière qu’on lui connaît. Multimillionnaire et rendue crédible aux yeux des branchés depuis les nineties via le retour en grâce de Bacharach et de l’easy listening, Warwick devait passer un troisième âge sympa jusqu’à ce qu’elle se rende compte en 2013 qu’elle avait mal géré sa fortune, se retrouvant obligée de se déclarer en faillite. On versera aussi au dossier une petite arrestation pour possession de marijuana en 2002. En tout cas on lui fait un gros bisou, on pense à elle et on serait curieux de savoir ce qu’elle doit penser de cette performance face à ses premières caméras.

Si « Don’t Make Me Over » a été repris de façon très fidèle par des dizaines d’artistes,  je voudrais parler de quatre versions nettement moins copistes proposées par quatre personnes toutes très différentes les unes des autres.

PAR LYN COLLINS

La première, c’est celle de Lyn Collins, produite en 1974 par James Brown, arrangée par un certain Dave Matthews (pas celui du Dave Matthews Band) et jouée par les JB’s (où Bootsy, le mari de Lyn, tenait la basse). Cette version détonne et vocalement et instrumentalement : là où sa prédécesseuse jouait sur la retenue du sentiment, Lyn donne tout et semble étaler chaque morphème de son texte au maximum du volume de sa cage thoracique. L’arrangement épars, tout en non-dits, n’intègre ni cordes ni cuivres, on est dans le funk lent, baladin, soulesque, le funk d’après le groove et l’explosion, entre moiteur et amertume. Ça donne une chanson qui m’épate beaucoup, tout en frissons et en saillies quasi hors champ. 

PAR ERROL DUNKLEY

La deuxième cover nous vient d’Errol Dunkley, un Jamaïcain qui versionne sur un riddim sorti sur Celluloïd en 1981, enregistré aux studios Ferber et produit par, attention vous allez pas le voir venir : Jacno ! Il faut savoir que la carrière derrière la console de l’ex d’Elli Medeiros n’a pas été très abondante : en dehors de ses propres disques, il a bossé avec quelques proches (Mathématiques Modernes, Daniel Darc, Lio, Daho), et son travail de producteur le plus étonnant reste Tombé du ciel de Jacques Higelin. Actif à Kingston depuis le milieu des années 1960, Errol Dunkley avait de son côté sorti en 1979 le tube « OK Fred » et sa voix de séducteur vulnérable se prête évidemment bien aux paroles de « Don’t Make Me Over ». L’instru sent un peu la patte de Jacno, on a des détails synthétiques qui font plaisir, mais aux instruments ce sont les Roots Radics (des ex-musiciens de sessions de Channel One) et le son reste – comment dire – roots, précisément. Les deux artistes ne collaboreront pas davantage et poursuivront chacun leur chemin. Dunkley est toujours de ce monde et doit avoir autour de 73 ans cette année si mes calculs sont bons. Jacno, on le rappelle, nous a quittés il y a maintenant près de quinze ans.

PAR SYBIL

La troisième reprise a été un petit tube du label Next Plateau à la fin des années 1980 et elle est signée Sybil, une chanteuse qui comme Dionne est originaire du New Jersey et qui comme elle a aussi de la famille dans la musique puisque sa cousine n’est autre que Maxine Jones du groupe En Vogue. Le morceau sonne très 1989 tout en claquant encore vachement bien aujourd’hui, sans doute parce qu’il s’en dégage un parfum assez britannique, une vibe typique de la UK street soul, avec des breakbeats bien sur leurs appuis et des petites nappes de claviers imbibées d’une moderne mélancolie. Il faut croire que le succès de Soul II Soul était tel à l’époque qu’il infusait même la soul américaine. Chose rare et importante à relever : le titre est co-produit par une femme, Delores Drewry, dont la page Discogs nous apprend qu’elle a bossé pour des artistes du New Jersey ayant touché à la house durant ces années-là, et qu’elle a signé « No Good For Me » de Kelley Charles, qui sera samplé par The Prodigy sur le blockbuster de 1994 « No Good (Start The Dance) ». La jeune productrice cessera hélas son activité discographique vers la fin des années 90, tout comme Sybil, qui enchaînera tout de même plusieurs albums solo jusqu’en 1997.

PAR JIM O’ROURKE ET DES REQUINS DE STUDIO JAPONAIS

Quatrième et dernière reprise, celle du charmeur Jim O’Rourke, qui a consacré, en tant que directeur musical, tout un album au répertoire de Bacharach, accompagné d’un groupe de musiciens japonais et de différents vocalistes nippons. Au micro, on entend ici la très belle voix d’un dénommé Chu Kosaka, dont je n’avais jamais entendu parler mais qui depuis le début des années 1970 a visiblement visité la folk, le soft-rock ou le gospel. La production et les arrangements de l’ex-Gastr del Sol ne vous laisseront pas sur votre faim mais ne vous rempliront pas tout à fait non plus : vous pourrez profiter de l’espace, voire du mou comme on dit. Ça fait toujours du bien de ne pas se sentir trop mobilisé par le désir de trouver quelque chose dans une chanson, et là – c’est peut-être la dimension lointainement zen de l’agencement du titre qui me fait dire ça – mais je trouve que c’est une chanson qui réussit à se montrer rassasiante tout en acceptant d’être neutre voire creuse par instants. Et je me dis que c’est bien vu d’offrir un tel rendu à ce standard au départ tout entier construit sur l’intensité du sentiment.

No wave alert : Plaine des bouchers is the new Lower East Side

Bloqué·es ou travail ou non, ce n’est pas la question : les vacances sont un sacerdoce qu’il nous faut endosser collectivement ! Pour vous aider à enfiler le paréo mental, enclenchons ce matin le programme spécial « bonne ambiance été 2024 » avec la musique truculente et instable d’Easy Goat.

Musique Journal - No wave alert : Plaine des bouchers is the new Lower East Side
Musique Journal - Quelques éclaircissements sur le chant diphonique mongol (qui en vérité s’appelle le khöömii)

Quelques éclaircissements sur le chant diphonique mongol (qui en vérité s’appelle le khöömii)

Nouvelle autrice pour Musique Journal, Émilie Cordier nous guide à travers l’histoire et la technique du chant diphonique mongol, et nous suggère un album qui l’adapte de façon très libre.

Pour localiser le groove, Matias Aguayo est parti méga loin

Musicien électronique oublieux de tout chichi, Matias Aguayo sort aujourd’hui l’album le plus freaky et le plus réussi de sa carrière. Un projet de dance music irrésistible, issue d’un outre-monde, qui le voit dialoguer avec des créatures venues de l’espace intérieur – autrement dit, avec l’être humain délirant qui existe tout au fond du vrai moi.

Musique Journal - Pour localiser le groove, Matias Aguayo est parti méga loin
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.