Je me demande parfois si je ne me suis pas fait avoir par moi-même, quand je passe des soirées à regarder des concerts de jazz fusion au Montreux Jazz Festival. Cela fait des années que ça dure, des années que j’essaye de justifier mon attraction pour ces jazzeux adeptes de claviers Korg de la honte et d’univers digitaux mal dégrossis, voire d’exotisme navrant. Mais à mesure que les années passent, grandit la conscience que mon ironie n’est que le masque futile de mon adoration sincère. J’ai juste tellement peur des conséquences, mais je vous en fais l’aveu : cette incarnation ultime de la musique de boomers, j’y souscris complètement. Cette grandiloquence de la musique « jouée », où ça « touche grave », cette ambiance masculine rance de jazzmen sur le retour qui déroulent un solo de sax bien envoyé sur des nappes synthétiques infernales, je ne peux y résister. Je sais que vous être nombreux·ses dans notre lectorat à nourrir la même passion secrète, je sais que j’invoque un secret désir dont vous essayez de vous détourner, mais pour cette rentrée 2024, allons-y franco et écoutons un disque de Jorge Lopez Ruiz.
Alors Jorge Lopez Ruiz, c’est une huile du jazz argentin, notamment connu pour sa participation, avec Eduardo Lagos, Hugo Ruiz et bien sûr, Astor Piazzolla, à la fabrication d’un jazz argentin mâtiné de folklore et de spoken word, à embranchement 1960/1970. Le contrebassiste est surtout connu pour son disque Bronca Buenos Aires, sortie en 1970, sorte d’hymne post-bop brumeux dédié à la cité du tango. Je recommande également les disques un peu plus tardifs qu’il a enregistrés avec son groupe Viejas Raices, dans un style proto-fusion bien babos mais tout de même élégant. Initialement il avait en parallèle une carrière de compositeur-arrangeur pour des chanteurs de variété à succès tel que Sandro, mais a progressivement tout lâché pour le dieu fusion. Et le dieu fusion l’a récompensé.
Sur la période 1988-1994, notre visionnaire argentin assemble une trilogie carrément alchimique : Contrabajismo (1988), Espacios (1990) et donc Coincidencias (1994). Les deux premiers disques sont très fréquentables, pour preuve « De Mama Candombe », extrait de Contrabajismo, se retrouve sur l’excellente compilation Sintesis Moderna: An Alternative Vision of Argentinean Music, sortie en 2022 sur Soundway. Coincidencias, en revanche, c’est une autre paire de manches. On y retrouve une contrebasse, une trompette, un accordéon et un synthétiseur. La plupart des morceaux sont des reprises des titres des deux précédents albums, mais visiblement, notre contrebassiste portenos avait à cœur de clore son triptyque par une forme de fusion extrémiste et solitaire ; je n’ai pas trouvé de crédits et ne serais pas étonné que ce soit un disque conçu seul par notre héros du jour. Sur Coincidencias, les morceaux sont donc réarrangés à grands coups de synthétiseurs tour à tour grandiloquents et comiques, alors que le mixage des instruments est énigmatique, avec des pistes ou bien très en retrait ou bien très en avant.
La plus grande particularité de ce disque, c’est que notre contrebassiste mélange les sonorités « vraies » de son instrument à d’autres clairement plus artificielles, probablement contrôlées via le protocole General MIDI (le standard pour les banques de sons généralistes des années 90) et donc jouées au synthétiseur. Ça a assez mal vieilli, c’est du coup plutôt intrigant et à mon sens accrocheur, comme sur le morceau « El Dialogo » où on a du mal à comprendre qui joue quoi, dans une savoureuse ambiance d’illustration pour jeu d’aventure. Mais l’inventivité de Jorge Lopez Ruiz ne se limite pas là. Dès le premier morceau, entre spoken word, cordes angoissantes et orchestral hits, on sait que ça va déconner à tout va. Viennent ensuite des reprises très 90 et plutôt abusées de « Sophisticated Lady » de Duke Ellington et de « Round About Midnight » de Thelonious Monk, dans lesquelles résonnent un nombre important de trompettes-klaxons et où règne une facétie jubilatoire. La fusion digi toute dans son jus se déroule ainsi une heure durant, avec quelques ratés (« De la Pepa » ou l’éponyme « Coincidencias », vraiment dispensable) mais aussi des compositions très surprenantes, comme la ballade claudicante et éthérée « M.a.B = Amor », ou cet incroyable tango minimaliste du turfu, « Nuestro Credo », dans lequel accordéon et contrebasse s’entrelacent dans un cocktail aux proportions uniques. Bref : à l’image du morceau « Galope II », on ne sait plus trop si on est en train de jouer à Rayman ou si on écoute un tonton du jazz qui tape sa crise. Personnellement, j’adore.
Mais je vous laisse décider de l’intérêt de ce disque par vous-même, et je retourne seul face à mes angoisses et mes sujets de dissertation du bac de philo 2040 : « Aimer la musique de boomer, est-ce une façon dissimulée de les pardonner ? »