Ce n’est pas parce que l’extraordinaire album de TH a moins marché qu’on l’espérait qu’il ne faut pas en reparler trois mois après sa sortie

TH E-TRAP
Because / NOVICELAND, 2024
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Musique Journal -   Ce n’est pas parce que l’extraordinaire album de TH a moins marché qu’on l’espérait qu’il ne faut pas en reparler trois mois après sa sortie
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J’ai pas mal hésité avant de me lancer et de parler du premier album de TH, E-TRAP, sorti il y a trois mois déjà. Déjà parce que pour traiter du rap français de manière crédible en France, il faut désormais afficher un niveau d’érudition surélevé, incomparable à celui exigé par la critique des autres genres musicaux. Ensuite parce qu’à force de l’écouter, cet album, je me rends compte d’une chose pas très agréable, c’est que je ne sais pas si c’est le produit ou la musique qui m’attrape, le plan marketing ou l’« âme de l’artiste ». On s’en fout complètement de l’illusoire authenticité me direz-vous, c’est toujours un peu des deux, un disque qui marche : à la fois du cœur et des containers de poudre dans les yeux. Mais quand même, j’en viens parfois à l’imaginer en pur produit de laboratoire, assemblé pour contenter des gens comme moi, comme vous peut-être. Les instrus crépusculaires et novatrices, à la fois digi et emo, la rudesse de la pose et l’audace lexicale ; la clarté du propos où des angoisses justifiées, écologiques ou existentielles, qui rencontrent un jargon de commercial de la street ; la simplicité et la fulgurance quitte à faire fi des anciennes règles concernant la métrique et en mettre en place de nouvelles – je dois avouer que cela faisait très longtemps que je n’avais pas ressenti cette coïncidence délicieuse, impossible à contredire, entre une musique et son époque. 

J’étais tombé sur « LE TERRAIN » et le potentiel dansant de cet instru afro-deep house combiné au débit monotone de malin jean-foutre du rappeur m’avait interloqué. Mais qu’est-ce que c’est que cette nonchalance nihiliste associée à un son d’ambianceur de South London ? Et ces lignes qui semblent d’abord tomber à plat puis prennent leur sens et résonnent enfin quand la suivante se déroule, le tout avec une grammaire délibérément maltraitée, pour le plus grand plaisir des auditeur·ices ? Cette façon de manier le soigné et l’abrupt est une vieille recette, mais marche à tous les coups. Par le contraste, parler le beau. Dans ce morceau de danse qui nie son essence, où le chanteur semble tout faire pour pour couper l’élan des personnes conquises par le rythme, c’est exactement ce qu’il se passe. En tirant vers l’arrière tout en s’obstinant à garder la même cadence, il crée une faille imprévue qui, en fait, subjugue et emporte les pieds.

« ADN », qui ne figure pas sur E-TRAP pour le coup contrairement au morceau précédent, m’a permis d’un peu mieux capter l’univers du rappeur, marqué par une mélancolie intense. Toujours ce feeling de voyou triste, dans le clip aussi, avec un côté carrément rockstar (le terme revient dans plusieurs de ses chansons, et notamment dans celle-ci) pour un drame épique et gothique. Là, ça y est, je commence à capter que le Bondynois vise haut, sa poésie est street mais transcende carrément le four, il est pop au sens le plus hermétique du terme. C’est trop beau pour être vrai, le complotiste en moi se pose des questions. Et franchement, qui peut résister ? À chaque fois avec la phrase « Shoot ! 3 points Steph / Shoot ! / Au-dessus d’la ceinture / Shoot ! / Dans la tête » j’ai des frissons pas possibles, et ne parlons même pas des chœurs ou du motif descente de claviers à la fin, presque médiéval. En environ 2 minutes 30, ce morceau dantesque fait passer « Tuesday » pour une gentille comptine maladroite.

Après cette courte préparation, j’étais prêt à me plonger dans E-TRAP. Dès « À PANAME C’EST LA COURSE », je comprends que ce saut dans le vide n’est pas qu’une question d’apparat. L’instru est sobre et minimaliste, avec cette discrète ponctuation en reverse ; TH rappe dessus sobrement des vers qui disent presque trop crûment, d’un coup :

Les racines de l’arbre ont besoin de boire pour qu’les oiseaux puissent s’y réfugier
Les aides humanitaires bloquées à la frontière, la drogue passe pas les réfugiés
Bientôt les J.O

il y a aussi,

Ma tour HLM se fissure et l’État qui r’fait la déco
140 BPM j’fais pas sous corazón
Dans la voiture, près du sol, j’ai du mal à voir l’horizon

ou encore,

Ils ont fouetté mes ancêtres pour du sucre
J’ai les mains faites pour l’or mais elles sont plongées dans la merde.

Le réel, donné ainsi, sans fard, comme une dépêche AFP, corrode encore plus. Et il y a ce moment, au milieu du couplet unique, ce basculement, quand sur

Le sexe, ça fait du bien, hein, l’amour, ça fait mal, ah
Coup d’schlass dans ta gorge, tiens.

TH monte en pression pour éclater sur le « ah » et finit le couplet en criant. Du rap conscient qui serpente et n’a plus le temps ni l’envie de faire la morale, explose sans cesse en boursouflures violentes et érotiques, parle de ce – et depuis – ce futur dystopique qu’est notre présent.

La suite de l’album déroule, anxiogène comme jamais, regarde la bête bien en face et ce avec des instrus très chics et sucrées, sentimentales même, apportant encore un peu de contraste au rap de TH, même si ce dernier n’hésite parfois pas à jouer à fond la carte sexy-mélo, comme sur le refrain de « BLUESTORM » avec ce « c’est nous les quartiers d’France » tout banal mais dont l’harmonisation tranche avec la prose monotonique usuelle du rappeur, ou le rebondissant « OCHO CINCO », tube un peu plus léger rendant palpable ce que Steve Goodman nomme, dans son ouvrage Guerre Sonore, une sensation de « futurité », irruption de l’après dans le maintenant. Ameen Beats, le producteur qui s’est occupé de donner une cohérence au tout, ose à fond pour rendre palpable ce malaise libidinal de surface en cristaux liquides. Je lui tire ma révérence pour tous les marqueurs extradiégétiques super malins, il y a des moments géniaux : le passage où l’espace se transforme sur « E-MOTION », d’un coup on entend le morceau à travers un autre médium genre un portable, il y a même un problème de jack, c’est totalement méta ; sur le versant danse contrarié, la très justement nommé « CANETTE ENERGISANTE » – les titres de ces morceaux, bordel –, à la fois jersey club et garage, qui arrive à faire sonner à la fois la densité et le vide impossibles des moments sous substances.

La poésie décharnée et effectivement très trap se répand dans les motifs flippants et obstinés de quelques notes, les nappes, les beats acérés et compressés à l’excès et bien sur la litanie du rappeur. Sur « AB***KA*** », par exemple :

J’ai que d’la haine dans les yeux
Quand j’regarde le monde
Certains d’mes frères ne mangent pas à leur faim
Et d’autres trouvent ça normal

puis,

Les Américains nous ont menti
J’ai menti au procureur général.

C’est peut-être banal, mais rapper cela dans des morceaux aussi bien faits a un effet de percussion maximal. TH n’est pas un technicien, enfin en tout cas pas un du genre à afficher tout son savoir-faire d’un coup. C’est plutôt un ergonome, je sais pas si le terme est exactement le bon mais vous devriez le comprendre : il met pile ce qu’il faut de mots, souvent très peu, pour nous faire ressentir le poids énorme de ce monde rompu qui chaque jour nous ronge un peu plus.

Les morceaux sont courts, redoutables. Et si le rappeur, dont on ne sait pas grand-chose si ce n’est qu’il est originaire de Fort-de-France (un point de plus pour mes West Indies !!!), se débrouille très bien tout seul, sa singularité explose en featuring. « DÉLINQUANCE JUVENILE » avec Stavo, figure tutélaire, est sobre et très bien ouvragé. Les deux partagent pas mal : un rap dur, en réduction, une science de la ligne qui porte justement parce qu’elle tombe là où ils le veulent et non pas là où on l’attend, une maîtrise des backs assez dingue. Franchement je ne m’attendais pas du tout au « j’te fais plein d’bisous / RASTAAAH », c’est tellement insolent j’en reviens pas, c’est du niveau du petit Kylian (de Bondy, vous suivez ?) qui lâche des dingueries en classe pour faire marrer tout le monde, je m’identifie ! La seconde collab est avec Alpha Wann, sur une instru de cyber-crapule, l’écrin parfait, je n’aurais pas misé sur le duo mais en fait l’oxymore fonctionne, Alpha parle de SUV japonais qui roulent au bled, TH fait du TH à son plus essentiel, parfait.

Mais pour moi, le centre de l’album reste « PILULE », un morceau qui abordent des sujets singuliers, presque impudiques pour le monde du rap, en tout cas celui où semble évoluer TH, à savoir l’avortement, les doutes de la paternité et l’éco-anxiété. Le programme est chargé, on sent que le gars est concerné, il fait référence à la grossesse plusieurs fois dans E-TRAP, je ne pense pas que ce soit un hasard. Pas de beat, juste un petit motif pour poser très simplement ses doutes et ses peurs, et franchement c’est un des trucs les plus prenants que j’ai entendus cette année. Peut-être est-ce aussi parce que je le deviens également, père, que cela marche autant sur moi, mais quand même, merde :

À l’intérieur de moi, trop d’questions pour que tu ne manques de riеn
Et puis, j’ai même pas les moyens dе toute façon,
qu’est-ce que mes parents vont dire à propos de nous ?
Hey, p’tite graine, t’aurais pas une solution ?

TH me donne la sensation de se livrer entièrement, pour de vrai, de dire le vrai sans peur, et ça me torpille complètement, j’avais l’impression que c’était devenu une chose impossible en gardant une telle exigence pop. Si ce n’était qu’un numéro, qu’une façade, je ne m’en relèverais pas. Le final étrangement bouncy, sobre et presque anecdotique, sonne comme une bravade. Mais avant, il y a la vraie clôture. « LE MALHEUR DES UNS FAIT LE BONHEUR DES AUTRES », encore un couplet unique, où le complotisme codéiné s’emmêle avec des doutes vertigineux, tout se voile, les informations sont trop nombreuses et circulent trop vite. On sort la tête, mais se débattre sert-il vraiment à quelque chose ? Peut-être que si je doute de TH, c’est que je ne veux pas m’enfoncer plus en avant avec lui qui nous dit que c’est la fin, bientôt, et qui conserve ses forces pour la contempler :

J’ai hâte de voir c’que sera le monde de demain quand la bombe aura frappé le globe.

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