Pascale Hospital est morte en janvier 2005, dans des circonstances tragiques, nous dit ce site. On ne mènera pas l’enquête et on gardera juste en tête qu’elle avait 46 ans, et que sa voix était celle de quelqu’un de doué de pas mal d’empathie, qui ne devait pas trop nier ses fêlures et qui croyait beaucoup en la vie et aux liens tissés par l’amour, au point d’en perdre la tête. Chanteuse et songwriteuse du duo Âme Strong, Pascale avait commencé sa carrière à la fin des années 1980 : les fans de French boogie l’ont entendue sur l’irrésistible « Des piles pour ma radio » de Lewis Lewis (1988), ou sur le plus oubliable « Bleu Blanc Noir » qu’elle avait enregistré sous le pseudo de Rachel M en 1987. Quand elle réapparaît au cours de la décennie suivante, sa voix n’a pas changé, elle cultive toujours une certaine pudeur ou du moins ne tente pas du tout de se la jouer grande voix soul, à l’opposé de la mode de la « blanche qui chante comme une Black » comme on disait beaucoup à l’époque (une époque où on disait aussi beaucoup « les BLACKS »). C’est ce qui fait le charme nineties d’Âme Strong trente ans plus tard, cette façon de presque s’excuser de ne pas avoir de coffre tout en racontant des choses qui serrent le cœur, sur des instrumentaux oscillant entre variété jazzy et downtempo branché.
C’est aussi ce parti-pris, celui d’une voix joliment timbrée mais située à la lisière de l’amateurisme, qui a pu causer l’échec commercial de Combat des sens, seul album du duo que Pascale Hospital formait avec son mari d’alors, le Britannique Andy Shafte. Sur la pochette du LP, la photo laisse bien voir les alliances passées à leurs annulaires respectifs, alors que le couple s’enlace, dans une position qui n’a rien d’obscène mais qui montre néanmoins une intimité inhabituelle pour ce genre d’objet, un truc très réel et premier degré. L’échec du disque, qui au milieu du paysage électronique d’alors paraissait sans doute trop centré sur les textes et pas assez edgy, avait été un minimum contrebalancé par le succès d’un single resté dans les mémoires de beaucoup de mélomanes nés avant 1980, le magnifique « Tout est bleu », remixé par Kevorkian avec la portée qu’on imagine. Difficile de se dire que c’est la même femme au micro sur cet hymne deep house aux frontières du mystique et sur les rimes semi-loubardes des « Piles pour ma radio », et pourtant c’est bien la même Pascale, avec ce même timbre de chanteuse pas exactement faite pour être chanteuse – on l’imaginerait plutôt chez FIP, ou dans la bouche d’une actrice genre Nathalie Richard – et cette interprétation qui elle, en revanche, semble très assurée, comme animée par la conviction que ses mots et ses inflexions sont pile ceux et celles qu’il faut. Au fil des écoutes de l’apparemment fade Combat des sens, on se dit peu à peu que le disque a été conçu et vécu comme une thérapie pour Pascale, et chez les auditrices et auditeurs quelque chose se passe, on sent qu’on reçoit de sa part comme un soin en retour. (C’est à moitié un hasard mais avant Âme Strong, Andy Shafte et elle avaient coécrit le morceau mini-culte « Vous êtes un arbre » sous le nom SDA, un titre qui samplait la voix d’un yogi français, extraite d’une cassette aux vertus évidemment relaxantes.)
Les disques ne sont pas comme le bon vin, ils ne se bonifient pas avec l’âge, leur son ne change pas, ou alors c’est qu’ils sont remastérisés et c’est autre chose. En revanche ce qui évolue, c’est notre propre perception, notre relation avec eux, notamment en France où beaucoup de gens ont eu beaucoup de certitudes pendant longtemps avant de se rendre compte qu’ils loupaient des tas de choses ou ne vénéraient pas tant que ça ce qu’ils pensaient être leurs albums ou artistes favoris. Cette évolution de la perception n’est évidemment pas qu’auditive : par exemple, je crois qu’à l’époque j’avais été rebuté par le graphisme de Combat des sens, ainsi que par ce nom en forme de double calembour ambitieux et maladroit, et ce en titre, un autre jeu de mots, celui-ci digne des spas les plus lugubres de la région cannoise. Rebuté aussi par des aspects musicaux qui relèvent en fait plutôt des signes que de la musique : les inspirations jazzy proches de l’esthétique Viktor Lazlo/Liane Foly (je ne dis pas ça juste pour faire ricaner le quidam : c’est Allioum Bâ alias Bab, proche collaborateur de Liane et Manoukian, qui co-réalise l’album aux côtés de Shafte), la voix plus proche de celles de chanteuses françaises feutrées genre Enzo Enzo que de celle de Martina Topley-Bird ou de Shara Nelson, et puis aussi l’usage des samples, parfois très scolaire pour le relou que j’étais déjà (faut dire qu’il y a carrément, dès le premier morceau après l’intro, un son de batterie déjà utilisé par Massive Attack sur la chanson-titre de Blue Lines, plus le beat de Mtume également déjà entendu sur « Juicy » de Biggie, plus sur « Oh No » la guitare de « Que je t’aime » (!!) et même l’air de « Three Little Birds » de Marley (!!!!!) sur le bien nommé « Abuser »).
Bref, un certain nombre d’obstacles m’ont empêché de vivre une expérience véritable avec ce disque et ce n’est qu’au cours de ces dernières années, alors que Pascale Hospital a disparu depuis longtemps et qu’Andy Shafte semble vivre à Berlin où il se serait reconverti dans le conseil et la formation, que mon corps s’y est montré réceptif. Je dis mon corps car même s’il est toujours complexe de distinguer les différentes dimensions qui en nous reçoivent la musique, ici je crois pouvoir dire que mon esprit ne s’active pas trop. Je ne saurais pas vous dire si j’apprécie intellectuellement telle façon de mêler électronique et vrais instruments, ni la façon de parfois noyer la voix de Pascale dans le mix, ce ne sont pas des formes que je pourrais prétendre appréhender rationnellement. Ce qui se passe c’est que ça m’absorbe, ça m’accoste, rien d’autre de spécial à analyser, je prends le truc comme du body language plus que comme du langage musical.
Ce qui fait surtout la puissance troublante de ces seize titres, c’est aussi très certainement le fait d’entendre une femme, décédée à l’âge que j’ai aujourd’hui, chanter de l’au-delà des choses dont le sens ne reste pas longtemps opaque malgré son sens de la métaphore. Les paroles de Combat des sens sont complètement poignantes malgré leur surface FIP, parce qu’elles évoquent les affres de la passion amoureuse, passion qu’on sent donc ici uniquement portées par la fantôme Pascale Hospital. Et parmi ces affres, ces tourments, ce dont parle le plus souvent la jeune femme c’est de l’angoisse d’être abandonnée par son mari (peut-être parce qu’il l’a déjà abandonnée avant de revenir), ou d’aimer plus fort celui-ci que ce dernier ne l’aime. Enfin, c’est l’impression que ça donne durant toute l’écoute du disque, jusqu’à être confirmée sur la dernière plage, qui contient ce qui semble être un enregistrement réel d’une conversation téléphonique entre les deux amants, qu’on imagine captée par le répondeur après avoir décroché.
La voix de Pascale commence un peu mutine et faussement détendue, jusque’à ce qu’Andy lui dise qu’il ne sait plus s’il est encore amoureux d’elle. La réaction de cette dernière est proche de l’insoutenable, on dirait que son cœur tombe au fond d’elle et dans un soupir elle dit juste « oh non » (un soundbite qui, détaché de ce contexte, faisait l’objet du morceau qui samplait du Johnny un peu plus tôt). Puis elle demande à Andy de venir la voir, lui dit qu’en discutant « deux minutes » (c’est le titre du morceau) ils sauront comment arranger les choses, et à sa manière de parler on sent qu’elle se retient de craquer mais qu’elle a l’élégance du désespoir, qu’elle nie par une série de gestes mesurés ce qu’exprime son amoureux qui veut s’en aller. Et puis quand elle voit qu’il ne plaisante pas, qu’il n’a pas l’air de juste faire un caprice pour se faire désirer comme un pervers narcissique, elle change de ton et laisse entendre qu’elle pourrait se jeter par la fenêtre si ça se finissait entre eux ; mais ce n’est pas non plus du chantage, ça a l’air d’être vraiment ce qu’elle ressent, sans forcément songer à ce que ça pourrait faire éprouver à Andy si ça se passait réellement. Le jeune homme semble comprendre (il lui parle en anglais et elle en français) mais reste sur sa position, il répète qu’il n’est plus certain de l’aimer. C’est là qu’elle lui dit qu’il sera à nouveau certain de l’aimer s’il passe la voir deux minutes. Elle lui déclare qu’elle lui fait une grande place dans son cœur et une grande place dans son lit, aussi. Et que s’il passe la voir, il saura s’il l’aime encore. Le morceau s’arrête là, et l’album avec lui, sur ce suspens qui n’en est qu’à moitié un, parce qu’il signifie quoiqu’il arrive que le mal est là, c’est terrible.
Bien sûr, ce n’est pas la première chanson à parler de ce sentiment, pour le coup obscène, d’être prêt à tout donner pour récupérer l’être aimé, de perdre toute sa dignité pour ça. Mais dans la catégorie du trip-hop chic, où l’on avait plutôt tendance à styliser les émotions, une telle littéralité ne se croise pas tous les jours, surtout en français. On se demande forcément, trois décennies plus tard, ce qui a bien pu se passer entre Pascale et Andy, s’ils ont réussi à rester ensemble ou s’ils ont dû s’arrêter. En tout cas, leur duo-couple n’a jamais sorti d’autre disque, et leurs travaux post-Combat des sens semblent avoir été réalisés l’un sans l’autre. C’est un album qui aujourd’hui, écouté isolément, surprend par sa densité en affects : on le dirait complètement saturé par l’ivresse de la passion, douleur et extase mêlées, au point d’accéder parfois à une forme de psychédélisme lounge très étonnant. Un psychédélisme surtout lyrique et verbal qui transfigure les surfaces sonores qui l’habitent, faisant oublier leur apparent manque de singularité en termes musicaux, et au cœur duquel résonnent autrement ces variétés trip-hop, R&B, reggae ou house – une magie semblable à celle qu’exerce sur la vie ce sentiment délirant qu’est l’amour.