Sur le futurisme en musique : lettre ouverte au collectif La Crue

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Chères musiciennes du collectif La Crue,

La rédaction de Musique Journal voulait réagir par cette lettre ouverte à « Nous ne sommes pas des figures de proue », texte que vous aviez publié l’an dernier dans le cinquième numéro de Ventoline. Réagir plus précisément à la première partie de ce texte, celle où vous soulignez que les journalistes ont tendance à répéter que vous et/ou les artistes de musique dite traditionnelle que vous côtoyez feraient de la musique « du futur » ou « futuriste », voire seraient les représentants d’un « folklore du futur ».  

Ci-dessous, vous trouverez donc notre très longue réponse, et avant cela quelques extraits de votre texte, afin que les lecteurices puissent comprendre de quoi nous parlons.

Souvent, quand le journalisme musical s’essaye à décrire ou promouvoir les musiques traditionnelles, [il affirme que] nous faisons de la musique du futur. 

(…) De nombreux·ses collègues musicien·ne·s travaillant les musiques traditionnelles de France et d’ailleurs, à l’aide d’amplis et de synthétiseurs, ou juste de percussions un peu fortes, ont eu droit à un article dithyrambique dans un journal, sur un site ou sur une radio qualifiant leur musique de tellement avant-gardiste qu’elle serait le “folklore du futur”. Depuis quand qualifie-t-on la musique de futuriste pour en dire du bien ? Et pourquoi ? 

(…) Mais pourquoi le futur ? Pour autant qu’on se risque à l’envisager, il n’est qu’une projection de notre présent vécu et peu d’entre nous peuvent affirmer que c’est là une vision uniquement enthousiasmante. 

(…) On peut imaginer que (…) les premiers synthétiseurs ont fait l’effet à leurs auditeur·ice·s d’une rencontre avec l’inouï, l’inexploré, et pourquoi pas, une porte entrouverte sur le futur – qui à certaines époques a dû se présenter sous son meilleur jour (voitures qui volent et égalité salariale). Mais une fois entendus, ces sons nouveaux ne deviennent-ils pas des sons du passé ?

 (…) À l’instar de tou·te·s les artistes, nos partenaires et ami·e·s qui fabriquent des musiques traditionnelles avec des instruments amplifiés, électriques, électroniques, puisent dans ce qu’ont fait les autres avant. (…) Pourtant leur musique est depuis quinze ou vingt ans systématiquement qualifiée de musique traditionnelle du futur. 

Ces articles et autres chroniques nous parviennent comme des tentatives de sauvetage. Essayer de tirer les musiques traditionnelles du marasme réactionnaire et pétainiste dans lequel notre imaginaire français les maintient, en leur adjoignant rien de moins que le futur comme bouée. 

(…) Manque de bol, le futur n’existe pas. Le présent, à peine. 

(…) Riches de ce qui leur est tombé dans l’oreille, leurs désirs comme moteur, avançant, alimentant la perpétuelle machine créative des musiques traditionnelles, laissant derrière eux·elles un passé de la meilleure qualité pour les générations futures.

Ayant nous-mêmes souvent utilisé les termes « du futur » ou « futurisme » dans nos articles pour décrire de la musique, qu’elle soit traditionnelle ou électronique, nous nous sommes sentis évidemment concerné·es par votre propos. Tout en saisissant au passage qu’il y avait un gros malentendu autour du sens donné à ces mots, malentendu causé lui-même par un abus de langage de notre part à nous, les critiques.

Ce choix lexical est de fait un vrai bel abus de langage : plutôt que de « musique du futur » , on devrait parler de « musique de science-fiction », ou de musique venue d’un autre monde, quelque chose comme ça. Le futur que nous invoquons et voyons transparaître dans telle ou telle musique n’est pour nous jamais l’avenir réel, jamais le futur tel qu’il va vraisemblablement arriver et, comme vous le dites, que nous voyons déjà peu à peu émerger, jour après jour. Il s’agit toujours d’un futur fantasmé ou imaginaire, même lorsqu’il est dystopique. Et si l’on pousse le raisonnement jusqu’au bout, ce n’est donc pas le futur, mais un futur impossible, ou disons un futur de SF, un futur purement spéculatif bien que nous le rêvions sensoriel. 

Et l’on ne peut comprendre l’application du terme « futur » à votre musique qu’en revenant sur son application première, à savoir celle que nous avons d’abord réservée à la musique électronique. Ce sentiment « du futur », de musique science-fictionnelle, nous avons pu l’éprouver il y a bien longtemps déjà maintenant en entendant de la house, de la techno, de la jungle ou de l’IDM, puis un peu plus tard en découvrant des productions rap et R&B qui préféraient les synthés digitaux aux samples de jazz ou de soul (ce qui ne voulait absolument pas dire qu’elles ne s’inspiraient d’aucune œuvre passée). Plus récemment, on a pu la retrouver dans la hyperpop de SOPHIE ou la vaporwave de James Ferraro, dans le b-funk brésilien ou l’amapiano sud-africain. 

Par le passé, on a aussi vu le terme attribué par des journalistes à des artistes plus anciens, déjà usagers des machines, comme Kraftwerk, Art of Noise, YMO, Laurie Anderson, Chrome, Devo, ou Cybotron (là aussi des innovateurices, néanmoins attaché·es à diverses formes musicales venues du passé). C’est sans doute curieux d’avoir pris cette habitude mais nous ne sommes pas les seuls à utiliser le mot ainsi en musique, les artistes aussi peuvent le revendiquer. Il y a eu – en vrac – Future Days de Can ou Future Shock de Herbie Hancock (titre lui-même inspiré du livre Le choc du futur d’Alvin Toffler), ou bien ce fameux trio de house de Chicago nommé Phuture, ou ce célèbre rappeur d’Atlanta qui s’appelle Future, ou encore des styles musicaux appelés future garage ou future funk. Nous pensons que tous ces noms ont en commun la même acception du terme futur : une sensation, au sein de l’expérience musicale, d’un monde parallèle, aux frontières du réel. Un monde pas toujours meilleur ou plus beau, mais juste différent de l’ordinaire et du quotidien, une forme d’échappatoire de la banalité. Les musiques qu’on qualifie de futuristes nous invitent à prendre notre élan vers l’inconnu – un inconnu tantôt attirant, tantôt angoissant, tantôt troublant… C’est un désir de connaître et/ou de montrer un inconnaissable qui anime ces musiques qu’on dit futuristes et qu’on devrait donc plutôt nommer science-fictionnelles, ou utopiques, ou irréelles. Et nous croyons que l’idée de désir comme moteur, ainsi que vous l’écrivez vous-mêmes au sujet de votre pratique, en forme un élément central.

Transposer cette sensation dans l’expérience d’écoute des musiques dites traditionnelles peut sembler étrange voire inapproprié. Sauf que nous ne pouvons pas nous empêcher d’y trouver, décliné certes très différemment, le même principe de décollage du réel et du banal, la même goût de l’exploration de sons qui paraissent extrêmement dépaysants, irréels voire irréalistes – du moins à nous, auditeurices qui en effet, comme vous le dites, ignorons souvent comment cette musique se fabrique et s’envisage elle-même.

Et là où nous estimons que nos deux positions peuvent en partie se rejoindre, c’est qu’en réécoutant ces jours-ci toute une foule d’enregistrements (à la fois les vôtres – notamment ce titre –, ceux de vos ami.e.s, et d’autres plus anciens venus d’anthologies des régions de France – comme celle-ci –, mais aussi des tas de field recordings captés en Ethiopie, en Transylvanie, au Brésil ou aux îles Salomon), nous avons fini par mieux comprendre comment exprimer cette sensation d’altérité radicale contenue dans les musiques de tradition orale. 

L’étonnement qu’on ressent en entendant quelque chose comme ça, par exemple, est certes un étonnement d’ignorant, mais nous sommes bien contents d’être ignorants pour avoir la possibilité de découvrir une musique qui nous paraît si différente de l’idée ordinaire que nous avons pu nous faire si longtemps des traditions musicales de notre pays (sans pour autant y voir forcément un « marasme pétainiste et réactionnaire »…). 

C’est une grande joie pour nous de découvrir les zones jusqu’alors inconnues où peuvent aller chercher un accordéon, une vielle à roue ou une cabrette. Et une fois qu’on prend conscience de ça, on s’imagine alors qu’on a loupé quelque chose, et on s’aperçoit avec des années voire des décennies de retard qu’il existait dans ce monde qu’on pensait balisé par nos jugements et nos stéréotypes quelque chose d’inouï, d’étrange, de beaucoup moins familier que ce qu’on croyait, et c’est pour nous un sentiment très riche. Cette façon de se dépouiller en direct des clichés dont on l’affuble à nos oreilles constitue le cœur de ce phénomène de découverte et d’ébahissement, même s’il vous semblera peut-être exotisant voire simplement hors-sujet.

Nous pourrions continuer encore longtemps, mais cela ne donnerait sans doute pas beaucoup plus de clarté à mon propos. Nous voudrions surtout vous dire avant de vous laisser qu’il est très rare de voir des musicien.ne.s s’adresser directement aux critiques qui écrivent sur ielles, et nous vous remercions chaleureusement d’avoir pris la peine de relever ce tic de langage qui restait à expliquer. Cela peut arriver de voir des artistes réagir en privé, en bien ou en mal, à des articles à leur sujet, mais c’est la première fois que nous voyons carrément un texte rédigé à cet effet, et ça nous fait plaisir de nous sentir lus et considérés, même si c’est pour nous faire remettre à notre place.

Il y a beaucoup de bon sens dans votre démarche, un bon sens dont nous manquons sans doute quand nous travaillons, mais qui d’une certaine manière serait aussi un obstacle à notre imagination. Et votre discours, par son bon sens et sa franchise à exprimer son incompréhension, revient en gros, pour employer une expression à la mode voici quelques années, à nous envoyer dans la friendzone : vous faites comprendre au journaliste qu’il s’est excité tout seul et qu’il a cru connecter avec votre musique, alors qu’en réalité il délirait dans son coin sans chercher à façonner une réalité partagée. 

Dur dur de se faire friendzoner comme ça ! Mais en même temps, soyons lucides, notre activité résume souvent bien à délirer dans notre coin. Lorsqu’on écoute de la musique qu’on se surprend à aimer très fort et qui nous fait éprouver des émotions nouvelles, on est bien souvent tout seul, même si l’on est entouré de gens, comme lors d’un concert ou d’un DJ set. L’expérience d’une communion supra-moïque ne se produit pas tous les jours, il faut bien l’admettre. Alors qu’en effet, de votre côté, elle constitue une condition sine qua non pour que des musicien.ne.s fassent quelque chose de bien ensemble. 

Entre le monde solipsiste et pas toujours décent du critique auditeur.ice, et l’ouverture à l’altérité qui détermine le jeu musical en groupe, la discordance a toujours existé. On se fait toujours pas mal de films lorsqu’on reçoit une œuvre qui nous plaît. Nous nous l’approprions, nous l’apprivoisons, parce que c’est aussi que l’œuvre a besoin de rencontrer quelqu’un d’autre que ses auteurices pour pouvoir continuer à exister. C’est l’un des principes du cadre pop et marchand dans lequel toute musique enregistrée peut se retrouver à circuler aujourd’hui.

Nous nous arrêtons là pour le moment et vous remercions sincèrement pour l’attention que vous nous aurez accordée.

Passez une bonne journée !

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