Le 19e arrondissement
On va pas se mentir, l’année 2024 n’a pas été un excellent millésime pour le rap français. Cela étant dit, on remarquera que pas mal de rappeurs ayant percé cette année portaient dans leur nom des 19 (JRK 19, La Mano 1.9, le groupe La Honda 19) ou des 22 (La Hasba22, Nono La Grinta – assorti d’un 22 sur les réseaux), référence directe à leur arrondissement d’origine pour les premiers, et à un vingt-deuxième arrondissement fantasmé pour les seconds, surnommé ainsi pour le nombre d’immeubles de la cité Ourcq… dans le 19e arrondissement. L’histoire n’est pas nouvelle, le quartier est un des plus denses de Paris, mais cette vague de rookies s’adonnant à la drill est tellement massive qu’elle mérite qu’on s’y penche.
Pour devancer les experts, précisons que les rappeurs en question ne datent pas tous d’hier – JRK19 sortait des titres (la série Avenue Porte Brunet) dès 2020, NJK (le groupe de Nono la Grinta) dès 2021. Difficile de faire des généralités mais on parle malheureusement de débuts de carrière souvent marqués par la prison, et l’année 2024 a finalement laissé la voie libre à la plupart d’entre eux – force à La Rvfleuze et à KLM du groupe La Honda 19 qui y sont toujours. Ce qui nous intéresse ici, c’est le phénomène, et voir tous ces rappeurs exploser au même moment, en partageant une vision du rap « coup de poing », et entendre des références communes passer d’une bouche à l’autre.
Zipette était surement le mot de l’année 2024 – ce mot d’argot désignant la cocaïne n’est pas nouveau et on l’entendait dès 2020 chez Ninho ou Ziak, mais il était partout cette année, et donc du côté du 19e arrondissement aussi, aux côtés de références plus classiques de la drill française comme l’opinel. Ces mots sont ceux de l’attirail du voyou, du dangereux, des qualificatifs qui vont de pair avec l’esthétique des drilleurs du nord-est parisien, qui racontent facilement comment ils arpentent la capitale pour faire des affaires qui tournent beaucoup autour des montres de luxe et de la zipette, donc, vendue à des clients avec des noms pas possibles, dans la continuité du Hervé le iencli de PNL, avec toujours une surenchère de blases d’un titre à l’autre : Stéphanie, Annabelle et Capucine (dans « La Quoi ? »), Lucie et Sébastien (dans « On Va Les Faire »).
L’exigence ne porte pas sur l’écriture en fait, l’ambiance est partageuse, on lance les dédicaces aussi facilement qu’on invite en featuring – et c’est d’ailleurs le cas sur 2 des 3 titres que je viens de citer. On écoute ici de la drill « normale », sur des beats souvent génériques, mais aussi parfois de la trap, parfois de l’afro trap… Y’a pas de souci à se montrer mélancolique ou à s’enjailler, sans le dogmatisme qui va souvent de pair avec leurs thématiques : des thématiques normales de rap de rue, qui revendiquent pas grand-chose dans l’écriture à part l’authenticité d’un vécu. Le plus important, le goût de reviens y de la zipette qu’on nous sert, c’est plutôt l’énergie phénoménale qui est déployée. Autant qu’il est excitant de voir ce qui les lie (un quartier, des thématiques et tics de langage partagés), on est pris par l’instant, par un flow sans chichi, tout en puissance, porté uniquement par le charisme de nos protagonistes. J’écrivais plus haut « coup de poing », ce qui n’est franchement pas original, mais il y a vraiment quelque chose du contact, de l’éruption. La Mano 1.9 est surement le champion de ça : avec une voix très caractéristique, il s’est forgé un perso très reconnaissable, charismatique, si bien que lorsqu’il pose (déjà) en feat auprès de personnalités aussi imposantes que Niska et Tiakola (pour un des titres de l’année), il semble n’avoir rien à leur envier et brille tranquille. On peut encore voir cette école à l’œuvre par comparaison, en écoutant deux essais sur la même prod (celle de « Gun Lean » de Russ Millions) : là où MIG fait rouler les allitérations sur ce classique et affirme un style à part entière, le duo La Honda 19 reprend l’esthétique drill en bloc et rappe vite – un peu trop, on a envie de respirer pour eux parfois – et fort.
La plupart ont sorti un format long en 2024, mais aucun n’a vraiment fait mouche. Les EP et albums sont très inégaux, épuisants sur la longueur, là où les singles frappent par leur efficacité immédiate. Ici encore, difficile de faire des généralités, ces jeunes gens ont déjà des trajectoires assez différentes, même s’ils partagent certes quelques points communs tels que leurs séjours en prison. Pour citer Nono La Grinta : « Tout est réel, chez nous, y a pas d’légende » (Délit), et il est facile de suivre nos rappeurs (par ailleurs Tiktokeurs assidus) via leur rap instantané. En sortant de cabane, La Mano 1.9 s’est décidé à sortir sans pression une reprise de « I Don’t Like », tube originel de Chief Keef, après « 7 mois en grotte » (ce sont les premiers mots du titre), pour en faire son hit ultime à lui. JRK19 idem a chroniqué ses déboires avec les forces de l’ordre (« GSO a cassé ma porte / Très malin, j’suis passé par la f’nêtre », dans le très anglais GSO) et son expérience de la vie carcérale : «Fini les DML, là j’vais tégra une perm » (Freestyle Perm) pour raconter l’exploit du projet #FreeJRK sorti il y a un peu plus d’un an : un projet de dix titres enregistrés lors d’une perm de 24 heures. JRK19 est probablement le plus porté sur l’écriture, et ce projet par exemple contient des productions plus originales, moins rentre dedans (parfois plus kitsch), des flows et des textes plus travaillés – même s’il faut aussi l’écouter sur une temporalité rap 2024, titre à titre, pour garder le meilleur.
Les projets de producteur
Tous les ans à l’heure du bilan, je réalise que les projets de producteurs rap sont ceux sur lesquels je suis le plus revenu. C’est pas très compliqué de comprendre pourquoi, quand une mixtape ou un album s’articule plutôt autour du travail d’un beatmaker, cela permet de pousser une direction plus globale, peut-être moins centrée sur la voix et la personnalité d’un rappeur seul. C’est en France un truc plutôt nouveau je crois, qui renverse la perception de l’artiste, par forcément incarné par la voix. Ici Kore serait la figure tutélaire de ces producteurs qui brillent sans rapper, tout comme plus tard Ikaz Boi, dont les mixtapes Brutal sont pour moi des sommets du genre. Cette année c’est Lyele qui remporte la palme, et dans un autre registre Rapleader, qui permet à des artistes de signer parmi leurs premiers titres et qui m’a souvent fait découvrir de nouveaux rappeurs et nouvelles rappeuses à suivre.
Lyele a donc sorti BAKED il y a quelques semaines, et le producteur qui s’est fait connaître aux côtés de La Fève y a invité de nombreux collaborateurs, occasion de découvrir des rappeurs jusque-là inconnus, parmi d’autres noms déjà bien identifiés, de la superstar Tiakola à S.Teban, qui perso avait gagné mes faveurs avec ce titre – en feat avec, justement, La Feve, et, je le découvre seulement, produit par… Lyele. Y a pas de hasard, c’est le style qui est principalement mis en avant ici aussi, que Lyele a forgé principalement aux côtés de La Feve, avec qui il avait commencé à collaborer sur son indépassable mixtape ERRR. La piste qui m’avait le plus marqué sur ce projet s’appelle Lyele Outro, et elle pose déjà les bases de leur son : une trap chaloupée qui laisse la part belle aux samples, dans une ambiance mélancolique.
C’est bien ce qu’on retrouve sur cette mixtape, mais pas seulement, puisque la diversité des collaborateurs permet à Lyele d’étendre sa palette, notamment avec le rap street de Skefre pour un des points d’orgue, Zone. Street comme on disait à l’époque où on disait aussi « rap de tess », je pense au Ghetto Fabulous Gang ou à LIM dont Skefre reprend le flow. C’est la grosse découverte à mes yeux, même si je m’y retrouve autant sur le terrain de jeu habituel du producteur, où il empile quelques hits absolus : « Hi Life » avec S.Teban, ou avec La Fève comme d’hab, pour le single dont le titre définit au final le mieux leur turf commun : « Laid Back ».
TH, son style, son album, son concert
TH était vraiment le player de l’année pour moi, il siège en haut de mon top 10 albums de l’année avec E-Trap, dans mon top 10 titres avec « ADN », il est même dans mon récap Deezer pour de vrai – contrairement, je le concède, à d’autres choses que je trouve « intéressantes » et sur lesquelles j’écris ici. En fait, TH m’obsède parce qu’il rassemble les musiques que j’écoute toute la journée et celles dont je parle avec mes potes.
Impossible de ne pas y voir de multiples et incroyables conjonctions. Conjonction de temporalités, d’abord, à la fois celles d’un rap trop en avance qui prend son temps, d’une carrière déjà longue et sans masterplan apparent, très authentique, qu’on sent « accidentelle ». Conjonction, aussi, d’un succès sur lequel on aurait pas parié, tant les exigences sont multiples, sur des prods golems liftant la trap, empruntant à l’ambient et à la miami bass. Conjonction de paroles sur le fil, désarmantes, dont ne sait pas si elles ont été écrites en cut-up ou crachées telles quelles, directement branchées sur la psyché du rappeur qui tire les lignes, de Bondy au monde et de l’international à l’intime.
Je vais pas refaire le match, il a déjà été brillamment commenté par mon collègue Loïc Ponceau, mais je voulais juste y revenir car il me semble important de mettre en avant des projets authentiques et populaires. Même, quelque part, cette histoire d’authentique et de populaire me rappelait ce que Mark Fisher écrivait à propos de The Fall, et on peut retrouver chez TH ce concept de bizarre tel que construit par le philosophe : « Du point de vue de la culture bourgeoise officielle et de ses catégories, un groupe comme The Fall, prolétaire et expérimental, populaire et moderniste, ne pourrait et ne devrait exister. The Fall est remarquable par sa façon de tirer une politique culturelle à partir du bizarre et du grotesque » (Mark Fisher, Par delà étrange et familier, éditions Sans Soleil, 2024).
Aussi voulais-je y revenir car j’ai assisté au premier concert solo de TH, cet automne à la Maroquinerie. Je pense que les personnes présentes ce jour là s’en souviendront – en tous cas ça donnait l’impression que personne n’était là par hasard. TH sur scène semblait aussi heureux d’être là que son public, et le voir faire vivre ses morceaux donne un autre éclairage au projet. Cela éclaircit les doutes sur le potentiel poseur d’une musique très réfléchie, assemblant les références de manière très calculée. Impossible de supposer une telle chose quand on l’a vu si généreux sur scène, aussi sincère qu’on puisse l’entendre sur les titres les plus intimes de E-Trap. On y retrouve un plaisir en fait très direct, et on a vu les titres que l’on soupçonnait le moins se révéler être des hits au potentiel enjaille maximum – concert de l’année probablement !
Avec TH, il y a tout ce rapport à l’écriture qui est interrogé – il semblerait que les textes puissent être recomposés en studio, au fur et à mesure des prises, le sens se créant plus par la chance de l’assemblage de cette bonne prise avec la suivante, recomposant un texte pas forcément écrit dans cet ordre, et laissant la place à de nouvelles associations pas vraiment calculées. Le résultat est le même : le produit final fait œuvre, et sur scène, voir TH rapper ses textes leur donne un nouveau souffle. Il est impossible de reproduire ses titres ultra produits en studio, et c’est pas grave : ça n’empêchait pas la foule de tout reprendre par cœur.