En 1893 est achevé, à la suite d’une commande de l’administration coloniale française de l’Indochine, le chemin de fer de Khone. Celui-ci permet de contourner les chutes de Khone, sur le Mékong, qu’on ne peut pas franchir par bateau. Cette courte ligne de chemin de fer n’a été opérée qu’entre 1893 et 1949, alors que les ingénieurs des Messageries Fluviales de Cochinchine l’ont imaginée pour qu’on puisse transporter, le long des 8 kilomètres de rail traversant les îles de Don Det et Don Khon, des petits bateaux pliables destinés aux marchandises. Jusqu’à l’ouverture de la ligne Boten-Ventiane en 2021, c’était la seule ligne de train qui existait au Laos.
L’ethnomusicologue et artiste sonore japonais Yasuhiro Morinaga est un spécialiste de la musique de gongs en Asie du Sud-Est. Il a récemment enregistré cette compilation exceptionnellement dense en pistes prodigieuses pour SubRosa, où l’on entend de la musique pour se recueillir, travailler ou planer depuis les Philippines jusqu’au Cambodge. Dans le montagneux pays lao, entre le Laos et la région de l’Isan en Thaïlande, on peut moins facilement déplacer de lourds gongs, et encore moins installer des rails de chemins de fer pour transporter de gros plateaux de métal résonant. En territoire lao, l’instrument de prédilection c’est le Khên. Depuis plus de quatre mille ans ans, les Laos transportent cet instrument en bambou, léger et facile à fabriquer, de vallée en vallée. Pour information, il aura fallu attendre le début du 15e siècle pour voir apparaître un instrument à anche libre en Europe, un orgue fabriqué à Nuremberg par Heinrich Traxdorf (viendront ensuite les harmoniums, les accordéons, les bandonéons…). Le Khên des vallées lao aurait également précédé les autres instruments à anche libre en Asie, comme le sheng chinois et le shō de la musique gagaku japonaise.
Tous ces instruments sont basés sur le souffle et la vibration. Le souffle de l’instrumentiste fait vibrer les petites lames en cuivre (l’anche libre), et la longueur des tuyaux détermine la hauteur de la note. Sur le Khên, on trouve traditionnellement une gamme pentatonique avec deux modes possibles. Yasuhiro Morinaga, dans ses pérégrinations de digger ethnomusicologue, est tombé sur un enregistrement de Khên particulièrement marquant. Il s’agit du morceau « Lot Fay Tay Lang » joué par Thao Salitath, un virtuose laotien, et enregistré par Jacques Brunet pour le compte de l’UNESCO au début des années 1970. Ce qui est frappant, c’est que sur ce morceau l’interprète cherche à reproduire le son d’un train. Je ne vais pas revenir sur l’immense richesse de ce trope, mais la situation laotienne est plutôt curieuse, puisqu’au moment de l’enregistrement il n’y a donc pas de train qui circule dans ce pays montagneux. Le son du train, ses propriétés acoustiques, ne s’exprime plus que comme souvenir ou comme mémoire collective accrochée à la production d’artefacts culturels, comme ce morceau devenu un classique de la musique lao.
Le chemin de fer de Khone, le roulement du train, existe alors seulement comme espace acoustique virtuel dans l’imaginaire partagé des musicien-nes lao. La musique devient le médium privilégié de transmission d’un savoir acoustique ferroviaire, mission partagée avec la Lao National Radio fondée en 1960 qui peut diffuser des enregistrements de train (la production discographique étant, elle, très marginale). C’est ce contexte particulier qui donne toute sa force au morceau interprété par Thao Salitath, faisant œuvre de synthèse, dans le sens donné à ce mot par la chimie : la combinaison des tons et des timbres produit par synthèse un corps acoustique, celui d’un train démarrant, roulant, fumant. Yasuhiro Morinaga s’est donc mis en tête de faire interpréter ce morceau par un joueur de Khên contemporain, et le nom de Sombat Simla est rapidement venu à ses oreilles.
L’ethnomusicologue japonais a alors fait jouer ses contacts à Bangkok, et par l’entremise du leader du groupe de reggae thaïlandais Srirajah Rockers, Win Chujitarom, il a pu se rendre dans l’Isan, en pays lao, pour rencontrer Sombat Simla, qui est un interprète reconnu, mais discret. Après un court round d’observation, Sombat Simla et son chauffeur emmènent la petite équipe au beau milieu d’une rizière. En pleine saison des pluies, alors que la densité de l’air et la moiteur sont accablantes, la session d’enregistrement commence par une interprétation de « Lot Fay Tay Lang » intitulée « Line Rod Fai ». Le train démarre, et la magie opère. Sombat Simla offre une version extraordinaire de cette pièce si étrange, dans laquelle le moteur du train se mue en volutes de notes légères, mais tremblantes, affectées par la distorsion harmonique de l’anche en cuivre. Le maitre lao démontre une variété de timbres impressionnante, chante à travers l’instrument, et produit un son dont on comprend qu’il est sa marque de fabrique, un vibrato extrêmement rapide qui fait penser à un oscillateur à onde carré réglé sur 80Hz. Les moyens d’enregistrements modernes rendent parfaitement justice au jeu de Sombat Simla, alors que la version de Thao Salitath de 1973 était méchamment saturée.
Le disque suit la session d’enregistrement, et après ce départ en trombe, on est aspiré par la délicatesse du toucher et du souffle, la maîtrise géniale et extravagante de ce musicien des confins de l’Isan. Sur les cinq premiers morceaux du disque, ce sont des classiques de la musique lao du vingtième siècle qui sont interprétés en solo par Sombat Simla. En contraste avec d’autres enregistrements de Khên qui sont plus cadrés par la mission d’archivage ethnomusicologique, comme ce disque Ocora, notre virtuose lao s’autorise une grande liberté d’interprétation et donne une dimension réellement pop à ces pièces. Ce côté pop est encore plus présent dans la deuxième partie du disque, alors que la petite troupe de Yasuhiro Morinaga, Sombat Simla et Win Chujitarom rejoint Mali Moodsansee et Pattaradon Ekchatree, deux percussionnistes, devant une étable. Les cinq improvisations suivantes sont dans le style Molam, le funk très populaire de l’Isan, et clairement, ça groove à mort (pour info, Alan Bishop a curaté cette compilation de Molam des seventies pour Sublime Frequencies).
Mon très cher collègue Loïc parlait en début de semaine de mimétisme sonore chez les personnes non voyantes, et je ne l’ai pas mentionné, mais Sombat Simla est également atteint de cécité. Je n’ai pas l’intention de le résumer à cette caractéristique, mais il faut admettre que le feedback non visuel et probablement prioritairement acoustique contribue à sa manière d’imiter le train déjà virtuel sur « Lot Fay Tay Lang ». Son train est alors une machine roulante dans les méandres de la mémoire collective acoustique et musicale, le signe du passé et de la blessure coloniale, mais aussi une manière vraiment inédite de reproduire les sons d’un convoi de bateaux pliables franchissant les terribles rapides du Mékong. Si vous êtes adeptes de bambou, de cuivre et de trains chimériques, je vous enjoins donc à aller écouter ces précieux enregistrements. Pour les plus généreux·ses et fortuné·es d’entre vous, il reste encore quelques vinyles en vente sur le Bandcamp de Black Truffle, et l’intégralité des profits générés par les ventes est reversé à Sombat Simla qui est dans une situation très compliquée depuis que la pandémie de Covid-19 a mis un sérieux coup d’arrêt à ses tournées de concerts.