Dans le lit de mes parents, je porte le même pyjama en éponge râpé qui raccourcit à mesure que mes bras et mes jambes s’allongent. Une phalange se perd dans une narine, mes doigts sont encore graisseux à force de boulotter des biscuits piqués en loucedé pendant la plage publicitaire. De mes 11 à mes 16 ans environ, avec une régularité effarante, ça veut donc dire tous les soirs à 19h15, quasiment toute l’année, à l’époque où, passé une certaine heure, il n’y avait rien d’autre à faire que de comater devant W9 : j’ai regardé les Simpson.
Je garde paradoxalement peu de souvenirs de ces heures ingérées il y a de cela près d’une décennie, alors même que mon cerveau tout entier à cette époque semblait appartenir au groupe M6. Quelques épiphanies – souvent musicales, d’où ce présent texte – durcies et figées à la faveur d’extraits revus sur YouTube, comme celle-ci qui met en scène le thème de “The O.C.” dans une parodie de la série. Construit sur une montée mélodique et affective intarissables, un refrain de quatre mots poussé jusqu’au supportable si bien qu’il en vient à ressembler à une menace (“California, here we come”), mais surtout qui étale avec fierté, avec effronterie même sa prétention au tragique. Malgré tout et réussissant donc pleinement son pari, cette chanson du groupe Phantom Planet parvient encore à faire pleurer.
Mais le souvenir le plus douloureusement vif – si bien que dès que j’en entends les premières secondes, j’ai la sensation de mettre mon doigt dans une plaie béante et de m’amuser à la triturer – jaillit à la vue d’une scène d’un épisode de la saison 16 où Nelson, un bully enfin réhabilité, chante seul dans le noir en souvenir de son père disparu (il est parti s’acheter des clopes et n’est jamais revenu). Les balbutiements d’une scène, quelques dizaines de secondes à peine mais qui continuent à agir sur moi comme un avènement esthétique majeur. Qu’elle ne fut pas ma surprise lorsque cette même mélodie, solidement tatouée sur un morceau de mon crâne, a ressurgi pour inonder les enceintes de la salle 1 du MK2 Beaubourg presque quinze ans après l’avoir entendue pour la première fois. J’avais dû savoir que la chanson était de Barbra Streisand mais pas qu’elle faisait partie de la bande-son d’un film qui s’avérerait absolument sublime, un film réalisé par elle-même et dans lequel elle joue le rôle-titre : il s’agit de Yentl.
Mais avant Yentl, Barbra Streisand a d’abord été pour moi un nom dont la simple répétition semblait soulever les foules (la chanson de Duck Sauce), puis un faux-semblant cauchemardesque (son personnage indigent dans South Park) avant que je puisse simplement envisager qu’il s’agisse d’une personne normale, semblant qui plus est tout à fait sympathique. Cette femme, à l’allure assez banale pour quelqu’un qui se serait hissé aussi haut dans les charts et qui ressemblerait finalement moins à une star de la musique et du cinéma qu’à une institutrice ou une tante lointaine, d’une beauté terrestre qui a pu me donner l’étrange impression de la connaître ou celle, plus vague, de l’avoir déjà rencontrée quelque part. Sans doute que ce sentiment inédit de proximité qu’elle cultive avec le commun des mortels lui a sans doute permis de devenir l’icône queer qu’elle continue d’être.
Toutefois, ma vraie rencontre avec Barbra, elle, vient du cinéma et s’est faite par le biais de sa voix. Dans un film de Vincente Minnelli d’abord, On A Clear Day You Can See Forever, sorti en 1970, où elle badine avec Yves Montand, un autre chanteur/acteur pour le moins antipathique et où, par contraste, elle n’en brille que davantage. Le film est mis en scène par un classique, mais à une époque où le cinéma classique n’existe déjà plus en tant qu’industrie. Puis je l’ai revue dans What’s Up Doc de Peter Bogdanovich, sorti deux ans plus tard, qui s’inscrit dans la pure tradition screwball, un peu obsolète, ou à la marge du cinéma tel qu’il se faisait à l’époque.
Une chose qui me touche dans le cinéma hollywoodien classique, puis avec ses retombées et ses séquelles tardives, c’est sa littéralité. Il est le lieu où les acteurs portent leurs entrailles, donc leurs humeurs à même la peau. Chez Bogdanovich, c’est la langue qui s’affiche elle-même en tant qu’organe comique. Il faut entendre le phrasé percussif, heurté, caillouteux de Streisand lorsqu’elle rencontre dans une boutique son futur acolyte et partenaire de jeu, Ryan O’Neal, un musicologue qui a une théorie “about early man’s musical relationship to igneous rock formations”. Après que ce dernier a présomptueusement supposé que ce sujet ne l’intéressait en rien, Barbra lui répond, avec un rythme rapide mais intermittent, quasiment déréglé sans pour autant qu’il ne puisse être pris comme la marque d’une quelconque imprécision ou inexactitude : “Not-as-much-as-I-am-in-the-metamorphic-or-sedimentary-rock-categories / I mean / I-can-take-your-igneous-rocks-or-leave-them / I / relate / primarily / to micas / quartz / feldspar / You can keep your pyroxenes and magnetites far as I’m concerned.” Contre-champ sur le visage défait de O’Neal, tout le film ne sera construit que dans le creux de cet écart entre les attentes rationnelles d’un personnage de scientifique, mises en défaut par l’agrandissement endémique du personnage de Streisand. Seul le cinéma est capable de construire des colosses comiques de cet acabit, qui conservent encore visage humain et ne semblent même pas prendre acte du mal absurde dont ils sont affectés.
Des mains qui plantent des bulbes de tulipe, puis des fleurs qui poussent en accéléré, voici comment bourgeonne le très beau générique de l’avant-dernier film de Minnelli, baptisé Melinda en français. Streisand, nommée malicieusement Daisy Gamble, tente par tous les moyens d’arrêter la clope pour plaire à son fiancé et aux parents de ce dernier. Elle va donc rencontrer le personnage d’Yves Montand, un psy à deux sous, qui va l’hypnotiser, ce qui va l’amener à rencontrer toutes sortes de versions d’elles-mêmes passées. Restons sur le générique. Des mains (celles de Streisand) finissent par se saisir des fleurs, les caressent, et en off elle se met à chanter. “Hurry, it’s lovely up here!”, une très belle chanson sur les fleurs qui a pour ambition de les faire pousser (“Climb up geranium, it can’t be fun, subterranium”), ce que les images semblent confirmer. Mais sa voix n’est pas complètement “efficace”, elle s’arrête à tous les détours, elle s’écrase sur un mot en milieu de phrase (“sniffed”), avant d’en allonger un autre outre mesure (“by millions”) dans une logique qui ne semble plus être régie par celle de la phrase et de la grammaire, voire de la respiration humaine, mais par son seul désir.
Et c’est un peu ça qui me frappe dans ces trois rôles si l’on compte aussi celui qu’elle interprète dans Yentl. Streisand semble faire absolument ce qu’elle veut, ce qui n’en fait pas pour autant un personnage égoïste, mais plutôt buté, qui met les autres en mouvement sans jamais se départir de ce qu’elle a posé comme idéal très tôt dans sa vie, à un moment antérieur à la fiction et auquel nous sommes sommés croire.
Yentl, donc, est un film tout entier tendu vers l’autre, le divin, le charnel, mais aussi complètement rentré en soi, quasiment autiste par les chansons qui le composent. Barbra chante si bien que sa voix fait trembler les feuilles, mais personne ne l’entend, à part nous, surtout nous. Une comédie musicale, où il n’y a qu’un seul personnage qui chante et où il n’y a pas de danse, ou alors la danse y est conçue comme le prolongement du geste quotidien, nettoyer, recoudre, cuisiner, naviguer dans le salon et déplacer son corps du dedans au dehors. Elle y interprète donc Yentl, une jeune femme ashkénaze vivant dans un petit village de Pologne au début du XXème siècle. Yentl, dont la curiosité intellectuelle et la soif d’expérience semblent sans limite, étudie en secret le Talmud avec son père. Lorsqu’il décède, elle décide de tout abandonner pour se rendre dans une yeshiva, une école religieuse interdite aux femmes. Elle se coupe les cheveux, s’habille en homme, et étudie avec sérieux, ferveur et joie.
Tout le film s’organise en gros blocs musicaux qui viennent, à la fin d’une grosse séquence décisive, condenser et synthétiser les affects de Yentl. Je ne l’ai pas encore précisé mais si les paroles sont de Streisand, la musique, elle, est de Michel Legrand, ce qui d’une certaine manière démultiplie le caractère fébrile, à cran, presque suant du film. Comme lors d’une scène où elle commence à récolter les fruits de ses efforts universitaires et finit par trouver sa place dans son groupe d’études, groupe d’où la figure d’un jeune homme nommé Avigdor se détache tout particulièrement. Yentl est toujours dans la scène en cours, c’est-à-dire qu’elle ne s’abstrait pas à ce qui se joue avec ses petits camarades mais en chantant, elle commente (I will always remember this chair, that window / The way the light streams in / The clothes I’m wearing, the words I’m hearing / The face I’m seeing, the feeling I’m feeling), en regardant parfois l’action de côté, elle prend déjà du recul (There are moments you wait for and dream of all your life / This is one of those moments). Elle se place à la fois dans la fiction et hors-fiction. Elle gagne sa liberté, en même temps qu’elle plonge en elle-même, dans le plus profond des secrets, personne n’entendant ce qu’elle daigne chanter.
C’est une position qui va finalement devenir intenable pour elle. Étant perçue comme un homme, ses désirs homosexuels envers Avigdor seront donc réprouvés, ravalés. Étant toujours femme au fond d’elle, les désirs qu’elle va peu à peu éprouver envers la promise de ce dernier, Hadass, seront eux-aussi marqués par le sceau du péché. Comme Ernst Lubitsch, filmait en 1918, dans son film I Don’t Want To Be a Man, les désillusions d’une jeune femme qui se déguise en homme dans le but de gagner en liberté, Yentl va, peu à peu, ne plus se sentir bien nulle part. Elle se met alors hors-compétition, ni femme, ni homme, mais plus quelque chose comme un pur esprit, un.e sage, grandi.e par l’étude du Talmud, et qui se retrouvera, en fin de récit, à prendre le ferry pour Ellis Island.