L’algorithme d’Instagram m’a récemment mis un reel sous le nez, dans lequel Pedro Winter répond face caméra à une interview. Le DJ chevalier de l’ordre des arts et des lettres y explique qu’à 50 ans passés, il ne prend plus de plaisir à mixer dans des clubs, que le fossé entre lui et le public, creusé par les années, est devenu si large qu’il rend toute communion périlleuse. Pourquoi Instagram m’a-t-il imposé cette vision cauchemardesque ? Comment Meta sait-il que ce petit « espace entre la marche et le quai » me glace avant chaque DJ set, maintenant que j’ai passé la trentaine ?
C’est vrai, je ne m’intéresse pas autant qu’il le faudrait à la musique électronique produite par la génération Z. Depuis que je « creuse » la dance music – j’ai commencé à 17 ans environ – je suis happé par les productions des pionniers du mouvement, du disco à la Chicago house, en passant par le dub et la trance. Quand j’avais moins de 30 ans, cette obsession pour les « musiques de jeunes du passé » m’a permis de faire perdurer une sorte d’héritage lors de mes DJ sets. J’avais l’impression de m’inscrire dans une culture qui me dépassait. J’étais en mission. Aujourd’hui, c’est différent. La dance music plébiscitée en club s’est largement émancipée des pionniers, de l’hommage à l’âge d’or. Les fans de techno nés après l’an 2000 ont-ils poncé le catalogue Transmat ? Se perdent-ils sur Discogs ? Lisent-ils Musique Journal ?! Je n’en suis plus si sûr. Cette techno amnésique génère sans doute plein de bons morceaux mais ils m’échappent parce que je n’en suis pas le destinataire. C’est ça, ne plus être jeune, et c’est un peu difficile à accepter quand on s’en rend compte : je deviens doucement un vieux qui joue de la dance music de vieux.
« Comment vieillir quand on est un DJ sans devenir navrant ? » Voilà la question que je me pose à cause de ce foutu reel, et que le musicien qui m’obsède depuis des mois ne se posera jamais. Torsten Fenslau s’est endormi le 6 novembre 1993 au volant de son roadster rouge décapotable, sans avoir mis sa ceinture de sécurité. Torsten, un type au visage rond et aux lunettes rectangulaires, ressemblait à Dexter dans le dessin animé éponyme. À 29 ans, il a percuté un arbre de plein fouet. Sa tombe, située dans le cimetière historique de Darmstadt, en Allemagne, affiche quatre notes de musique et une célèbre citation de Martin Luther King qu’il avait samplée. Elle est régulièrement fleurie.
Je n’avais jamais entendu son nom jusqu’à tout récemment et je me demande encore comment j’ai pu l’ignorer si longtemps, tant son œuvre reprend tout ce que j’aime dans la dance music. Tout le monde connaît en réalité le morceau le plus célèbre de Torsten Fenslau. Avec Peter Zweier, il a composé en 1993 « Mr Vain », sous l’alias Culture Beat. Ils s’en est vendu 4,5 millions d’exemplaires et le groupe est considéré, à tort ou à raison, comme le créateur de l’eurodance.
C’est la seule incursion du musicien dans le mainstream, survenue quelques mois avant sa mort. Ses disques les plus passionnants sont sortis entre 1988 et 1992 et ont tous été produits chez lui, dans un homestudio baptisé paraDOX. Ils sont pour la plupart des chefs-d’œuvre de techno underground. Torsten avait une quinzaine d’alias différents, partagés avec d’autres musiciens basés à Francfort, tous hyper cool : No More Ugly Germans, Ideas 4 Imitators ou encore Commanding Language. Certains disques, signés sous les noms Abfahrt ou Out Of The Ordinary, ont défini la techno de Francfort : de longues intros, des instrus inspirées par Mr Fingers, Kraftwerk, la science fiction et l’EBM, où des voix nous parlent en allemand ou en anglais.
Les tracks de Torsten Fenslau sont autant de faisceaux d’indices, témoins de la qualité des fêtes organisées sous l’aéroport de Francfort au début des années 90. C’est là, sous le Hall C du terminal 1, qu’était caché le Dorian Gray, un club que j’aimerais avoir connu. Quand j’étais enfant, à Metz, il m’est arrivé plusieurs fois de partir en vacances avec mes parents depuis Francfort, parce que Ryanair y avait initié des liaisons low cost. Je n’imaginais pas que, la nuit, DJ Dag et Sven Vath s’y relayaient jusqu’au petit matin pour faire décoller un autre genre d’avion.
Le club a fermé en 2000 mais de nombreux sets y ont été enregistrés sur cassette grâce à l’émission de radio Clubnacht et sont aujourd’hui répertoriés sur Mixesdb. Torsten Fenslau était l’un des DJ résidents du Dorian Gray et ses quelques mixes archivés sont exceptionnels. Les premiers, datés de 1989, témoignent de ses attaches new wave où pointe l’EBM de DAF. Les seconds présentent une sélection impeccable de house new-yorkaise, de trouvailles New Beat et de productions originales. Il a une manière particulière de mixer, recourt souvent aux cuts et se plaît à passer des morceaux downtempo au peak time. C’est surprenant et très efficace pour rendre les gens fous.
Mon titre préféré de Torsten est un hommage rendu à Blade Runner. Sous l’alias Tyrell Corp, le DJ a signé « Running (Drop in Drop out) », un hit de techno qui se lance après une intro imitant la bande originale de Vangelis. Sur une bassline ronde et une 909, une voix venue du dancefloor nous partage ses pensées procurées, semble-t-il, par un rush de poppers ou d’ecstasy : « I’m stepping out into another world / where no gravity, no boundary, no underworld / Just a sea of smiles / and you, with whom I’m lost / All this is running round and round my brain ».
Je l’ai joué lors d’une grande fête, au cœur de la nuit du Nouvel An 2025 sur un soundsystem exceptionnel et ça marche toujours super bien. C’est comme si la voix ne parlait qu’à moi, où comme si je m’entendais penser à voix haute, et chaque danseur peut penser la même chose. On est tous ensemble. Torsten Fenslau, je crois, a produit de la musique de jeune à jamais. Il a trouvé une forme d’expression musicale capable de traduire la vérité des émotions intenses qui parcouraient les esprits sous le tarmac de Francfort. Son œuvre est aujourd’hui un peu difficile d’accès, absente de Spotify et des plateformes comme tant d’autres merveilles de l’époque. S’il avait vécu un peu plus longtemps, Torsten aurait-il su maintenir cette pertinence artistique, ou aurait-il perdu le fil comme Sven Vath, Dag et ses amis rescapés du Dorian Gray ? J’ai peur qu’aucun algorithme développé par Meta ne me donne jamais la réponse.