Il y a quelques années, Etienne Menu revenait, dans cet article, sur des enregistrements de Jean-Pierre Estival captant des rituels Asurini et Arara dans les années 1990. Face au minimalisme indocile de la musique de ces populations indiennes habitant les rives du Rio Xingu, le journaliste français évoquait le type d’expérimentations rythmiques et timbrales auxquelles l’on s’adonne quand l’on est enfant, sifflant à travers nos coudes ou nos doigts, jouant avec le souffle et la voix. J’étais d’abord un peu heurté par cette comparaison difficile à situer entre les sons de l’enfance en Occident et ceux de rituels sacrés de population de l’Amazonie. Puis j’ai pensé à la manière dont le philosophe italien Giorgio Agamben décrit la découverte du langage par l’enfant dans son livre Enfance et Histoire : un moment où la division entre nature et culture n’est pas décidée, un moment de subversion et d’expérimentation pendant lequel l’imaginaire et les visions font le pont entre la construction d’une subjectivité et la découverte du monde sensible. Loin d’infantiliser l’enfance, le philosophe italien y voit le lieu d’une subversion radicale.
Il se trouve que j’ai découvert d’autres enregistrements venus cette fois-ci de groupes de populations localisées plus en amont du Rio Xingu. J’ai trouvé une qualité proprement subversive à ces enregistrements, dans le sens d’une menace à l’encontre des catégories qui font tenir, même timidement, mes pratiques d’auditeur occidental. Ces enregistrements ont été captés au tournant des années 1970 par Jean-François Schiano à l’occasion de deux missions ethnographiques, puis du tournage de deux films sur le rapport des Txicao à la pénétration de la culture des blancs dans leurs villages (La Guerre de Pacification en Amazonie et Chronique du Temps Sec, sortis respectivement en 1976 et 1977).
Les bandes rapportées par Jean-François Schiano constituent une compilation estampillée Ocora qui fait tenir ensemble des enregistrements venus de divers groupes de populations, qui ne parlent parfois pas la même langue, mais tous localisés dans la région du Haut-Xingu. L’aspect pot-pourri semble problématique aujourd’hui, mais il y a quelque chose de vraiment précieux dans ces captations qui font état de pratiques musicales dans des villages qui étaient alors très peu en contact avec le monde blanc. En effet, le parc national du Haut-Xingu a été créé dès 1961 sous l’impulsion des frères Villas Bôas, d’importants militants indigénistes brésiliens. À partir de là, les liens entre les villages du Haut-Xingu et les blancs sont drastiquement limités pour éviter l’assimilation forcée, et c’est seulement sous l’autorisation des autorités représentant les villages du parc indigène du Xingu que les contacts avec le reste du Brésil sont autorisés, pour des missions médicales ou scientifiques.
Dans les divers groupes de population du Haut-Xingu, la musique n’a pas de fonction autonome et reste toujours liée à des activités rituelles, qui ont une part très importante dans la vie des habitant·es de ces villages de la forêt-galerie où la canopée forme un arc au-dessus des cours d’eau. Les affluents de l’Amazone abondent en poissons, la culture sur brûlis y est très fertile, il n’y a donc pas de problème de subsistance. Les hommes consacrent une part importante de leur temps à des récitations cosmogoniques et autres discussions inter-dimensionnelles, quand les femmes transforment les denrées alimentaires et préparent notamment la bière issue du manioc fermenté, indispensable aux activités sus-mentionnées. Ces rituels, exclusivement réservés aux hommes, forment la majeure partie des enregistrements que l’on entend sur ce disque. Le jeu des trompettes, des flûtes ou des clarinettes, assimilées à des phallus et aux proportions bien souvent généreuses, est également un privilège masculin, et ces instruments sont gardés dans une pièce dont l’accès leur est réservé. La plupart de ces instruments sont mono-note et les clarinettes et les flûtes ont des anches intégrées (on parle d’instruments idioglottes), ce qui permet d’entendre d’autant mieux le souffle de l’instrumentiste, et qui donne une variété de timbres étonnante pour des instruments aussi simples dans leur conception.
Les sonorités sont rêches, la musique est répétitive, et on ne peut qu’être frappé par le côté extrême de certains enregistrements, notamment les trompes Amengon qu’on entend sur la plage d’ouverture, captée auprès des Txicao pendant l’été 1975. On entend là cinq trompettes mononotes qui se répondent et sont rythmées par les grelots portés aux pieds des instrumentistes. Ces trompettes ne sont utilisées que pour les cérémonies d’initiation des garçons. Dans ces rituels, à travers le souffle et les vibrations, l’invisible se fait entendre. Des animaux surgissent, des crapauds, des oiseaux. Les instrumentistes sont comme les intercesseurs entre monde visible et invisible (une fonction que Charles Stépanoff donne aux chamans des confins de la Sibérie dans son magnifique livre Voyager dans l’invisible : techniques chamaniques de l’imagination). Ces traducteurs, dont le souffle est modulé par des aérophones sommaires, font surgir ce qui n’est sinon pas sensible, non seulement pour ceux qui performent, mais aussi, très loin de là, pour moi.
En effet cet invisible qui surgit par le souffle et la voix a quelque chose de commun avec ce que les improvisateurs du free-jazz ou de la noise essayent de faire surgir de leurs instruments, et je ne vois pas là une connivence fortuite, mais une inclinaison commune à tenter d’utiliser la musique pour faire parler ce qui se trouve à la lisière : le monde à la fois imperceptible et bien tangible des visions et des hallucinations sonores. C’est comme si une brèche s’ouvrait, que l’on entendait là les allers-retours entre l’agir humain des musiciens, l’imaginaire, et les sons du monde – mon collègue Loïc Ponceau parlerait peut-être de «musiquer». J’entends donc là une musique incroyablement raffinée dans laquelle le pouvoir du musicien-traducteur est de se projeter un peu au-delà de son humanité pour embrasser le monde qui l’entoure et faire entendre une chauve-souris, un lignage, un mythe, un perroquet. Il faut dire que les enregistrements de Jean-François Schiano donnent toute sa place au contexte. Contrairement aux enregistrements très précis et détaillés de Jean-Pierre Estival, on entend dans les captations de terrain de Jean-François Schiano de nombreux évènements acoustiques dont on ne sait pas s’ils sont exogènes ou endogènes aux rituels. Les aboiements, les pas, les quintes de toux, les chants d’oiseaux, les discussions semblent composer un paysage dans lequel se fond la musique.
Là où la médiation de l’enregistrement se fait encore plus entendre, c’est sur la piste consacrée aux clarinettes Taquara, enregistrée chez les Yawalapiti à l’été 1975 – la deuxième pièce ferait le récit sensuel et dramatique d’une jeune femme dont les ongles s’enfoncent dans la chair de son compagnon de danse. Quatre clarinettes en bambou de longueurs inégales s’y trouvent jouées assez librement ; la résonance spécifique de ce matériau et de l’anche intégrée produit un timbre nasillard et donne une certaine violence au jeu. Mais ici on entend aussi la bande ralentir et accélérer, donnant des variations de tons vraiment hallucinantes, amplifiant le dépaysement mental et acoustique : la fragilité de ce dispositif technologique d’enregistrements en contexte tropical vient alors compléter (fortuitement ou non, nous ne le savons pas et la suite appartient à la légende), alors le psychédélisme du processus visionnaire.
Pour terminer, je voudrais citer un autre disque Ocora qui fait état de la musique du Haut-Xingu, à travers un dispositif radicalement différent. Il y a une vingtaine d’années, le chef Afukaká Kuikuro, représentant le peuple Kuikuro, a mobilisé des institutions pour préserver le patrimoine musical de son peuple. Cela a abouti au projet Documenta Kuikuro et à plus de 80 heures d’enregistrement. Une sélection de ces captations est sortie en CD par Ocora en 2017. On retrouve là aussi une musique dont la fonction est de soigner via un accès à ce qui normalement est hors du monde des hommes. Et encore le souffle altéré, la distorsion et l’amplification par la vibration de l’anche en bois de ces aérophones rudimentaires. À travers la vibration et le souffle, on perçoit la résonance entre le monde jamais dompté des visions et celui des sons humains, entre la mémoire d’un monde qui se transforme plus qu’il ne disparaît et sa trace enregistrée. J’entends ce qui traverse les instruments et les corps, et relie la trompette de Don Cherry, les oscillateurs de Mika Vainio, la voix d’Amelia Cuni ou ces instruments idioglottes du Haut-Xingu.