Leila Bordreuil cherche au-delà de l’irrésistible torrent noise

Leila Bordreuil 1991, Summer, Huntington Garage Fire
Hanson Records, 2024
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Musique Journal -   Leila Bordreuil cherche au-delà de l’irrésistible torrent noise
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« Au zénith du morceau, c’est comme si PAN SONIC (à son plus brut) décidait de jouer un set avec des cochons hurlants en direct. C’est fou, brut, dérangeant et purifiant » : quelle meilleure introduction au disque du jour que cette description concise et véridique de sa piste inaugurale par l’inégalé Aaron Dilloway, témoin de son déroulement et par ailleurs éditeur du dit disque ? Eh bien je vais essayer de faire mieux, déjà par orgueil parce que je ne supporterais pas une seule seconde de me faire remplacer par une présentation Bandcamp, même très bien foutue ; mais aussi parce que 1991, Summer, Huntington Garage Fire, le dernier album de Leila Bordreuil, est également très bien foutu et mérite carrément que l’on s’y attarde.

J’ai déjà mentionné ici cette amie provençalo-étasunienne, violoncelliste plutôt virtuose et carrément en place qui oscille entre noise et expé qui peut (à peu près) payer son loyer sans trop enfouir son éthique, mais jamais vraiment parlé de sa musique, à laquelle j’entretiens un rapport particulier. Si j’adore entendre Leila en concert, j’entretiens un rapport plus complexe mais pas moins profond à ses œuvres enregistrées. Elles me pénètrent, pas de doute là-dessus, et not an elegy reste un incontournable, personnellement ; mais l’évidence n’est pas la même. De la performance in situ à celle médiatisée du disque, la force gravitationnelle irrésistible qui m’aspire tout entier, d’abord par les viscères, se dilue. Ce que l’auralité amène, dans la musique de Leila, c’est l’écoute, qu’importe l’intensité de la matière. C’est con à dire, mais avec cette transformation, quand la physicalité se fait autrement physique et que la distance d’un instant délayé élargit le champ narratif et compositionnel, j’écoute enfin sa musique en dépassant la sidération de ce torrent irrésistible s’écoulant d’un instrument pleinement maîtrisé, envoyé pleine poire par Euterpe en personne.

1991, Summer, Huntington Garage Fire, sorti en septembre dernier sur Hanson Records donc, relie parfaitement ce que je pose d’une manière un peu simpliste comme les deux facettes de ce que fait cette musicienne. Plus précisément il met en lumière l’inopérance d’une dichotomie qui n’en est pas vraiment une mais tient plus d’un processus pluriel, résonnant avec lui-même. Pratiques instrumentales, pratique de l’écoute, du studio ; performance du concert, de l’enregistrement ; violoncelle, table de mixage, amplificateurs ; objet sonore, capté ou non, amplifié ou non… Tout cela, c’est la musique de Leila. Mais c’est aussi la musique de pas mal de ses pairs. À l’ère de la musique sur support, l’ « Œuvre » se meut, incarnée avec autant de puissance qu’elle se trouve continuellement réifiée. Et c’est parce qu’il vient se nourrir de plusieurs façons de cette tension, qu’il illustre assez bien ce que veut dire jouer aujourd’hui, que cet album me plaît beaucoup – ça, plus la très belle musique, mais ceci implique cela, comme on dit.

Plusieurs flux de réels superposés s’y trouvent donc donnés à entendre. Il y a le concert de Leila, lente et dangereuse ascension d’une durée de 22 minutes, capté dans le jardin de cette dernière, à Brooklyn, en août 2023. C’est le premier morceau, très bien résumé par Dilloway, il y a effectivement une composante Pan Sonic indéniable, c’est merveilleux pour se purger l’âme en début de (chaque) journée. Puis viennent les six autres ; plus courts, ourlés et finement agencés, évanescents, clairement façonnés dans le cadre du studio, moins facile à situer peut-être, ils déclinent un même motif indécis. Le dernier flot est le plus difficile à saisir, bien qu’il donne son titre à l’album : la bande-sonore d’une captation vidéo réalisée par la famille du conjoint de Leila – qui a réalisé ce film qu’il vous faut trouver par vos propres moyens, c’est votre unique mission et elle commence maintenant – pour documenter un sinistre domestique, en 1991. Cette archive, très niche me direz-vous, irrigue les sept pièces d’une manière plus ou moins discrète.

Cette trame est une présence avec laquelle la musicienne vient dialoguer magnifiquement. L’organisme bourdonnant (phénomènes rétroactifs ? violoncelle processé ? synthèse modulaire ?) et faussement statique mis en place épouse la patine scintillante de la VHS, le vent qui sature dans les basses, les oiseaux et les insectes, les bribes de dialogue. L’impression de simultanéité, d’avoir affaire à une unique situation qui se déroulerait là, tout de suite, est stupéfiante ; comme si le concert n’avait pas cessé, qu’il avait muté en une autre situation infinie (« Years of Dreams », mais quelle épiphanie). La sensation de permanence que je ressens d’habitude avec la musique de Leila atteint ici un autre stade. Comment déterminer la distance (physique, affective), les temporalités ? La provenance, le dessein ? Comment a-t-elle fait ? Est-ce de son fait, même ? Aucune importance. Cette incertitude est fondamentale.

J’aime vraiment tous les morceaux de cet album qui n’est pas du tout homogène malgré son homogénéité constitutive – il faut écouter pour comprendre en écoutant. J’aime particulièrement les deux derniers : « The Life of Others », qui me procure un sentiment de nostalgie que seule la musique baléarique peut m’insuffler, puis « Open Field at the End of the World » avec ces basses pleines qui entrent, enfin et finalement alors que l’on ne les attendait pas forcément, et ces sirènes finales suggérées, clôturant l’histoire avec finesse, encore. Merci en tout cas Leila pour ce moment, niveau intensité émotionnelle ça m’a rappelé mes jeunes années et la découverte décisive du III par God Destroyer. D’ailleurs s’il y a des fans du groupe néo-zélandais dans l’audience, n’hésitez pas à me parler via la section commentaires, on pourra échanger nos expériences ! Et xoxo comme on dit à New York !

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