Écouter en boucle, ce n’est pas tourner seul en rond [archives journal]

FLORENT VEILLEUX "J'attendrai"
Saravah, Date inconnue
ANOUX "Oui, mon amour"
Friends, 1982
MOESHA 13 "Respect"
Skxrr Recordz, 2018
LES VIKINGS DE LA GUADELOUPE "Ka nou pé fé"
3AProduction / rééd. Heavenly Sweetness, 1977
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« Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l’on s’efforce d’y fixer un point fragile comme centre. Tantôt l’on organise autour du point une « allure » (plutôt qu’une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir. »

Gilles Deleuze et Félix Guattari, « La Ritournelle », Mille Plateaux.

« Je fais ce qu’il y a à faire pour faire de ma vie un voyage. »

Moesha 13, « Respect ».

Confinée seule et sans travail rémunéré, je pourrais passer mes journées à écouter tous ces disques de musiques dites avant-gardistes, expérimentales, concrètes, électro-acoustiques, noise, underground, industrielles, brutes ou que sais-je encore, accumulés par centaines ces dix dernières années, trésors glanés que je chéris tout particulièrement parce que je ne les connaîtrai jamais par cœur et ne pourrai jamais les chantonner ; parce que ce qu’il me reste d’eux n’est jamais un ver d’oreille, ce parasite auriculaire que nous refourguent les scies et autres rengaines, mais certaines impressions que je ne suis jamais sûre de retrouver. Tous ces disques sont plus que jamais à mon entière disposition. Il semblerait pourtant que je ne sois pas disposée à leur tendre l’oreille. Alors que je me suis installée dans cette solitude contrainte et prolongée, tournant machinalement en rond dans ma cuisine à chaque interminable coup de fil, c’est un autre mode d’écoute qui s’est imposé : celui du « replay » sur YouTube ou sur VLC, une mise en boucle qui m’entraîne dans la spirale de morceaux largement pop, électro ou hip-hop. Phénomène peu surprenant dans ce contexte où je perçois le temps dans toute sa circularité, mais qui m’interroge tout de même, d’autant que je ne suis pas coutumière du fait.

Voilà par exemple quelques semaines qu’un rituel matinal s’est installé : boucler « Work Bitch » le temps de faire des pancakes et de m’en sustenter, une grande cafetière à portée de main, non sans avoir pris soin de dire mon bénédicité : « Merci bon Dieu d’avoir inventé Marx ». Je me demande alors si Britney, elle, écoute Brigitte Fontaine en mangeant du nougat, si ce n’est Jean-Louis Costes en buvant du rouge — tableau que je n’imagine aucunement risible, et vraie question, oserai-je dire. Quoi qu’il en soit, je ne vois pas où est le mal depuis que le mensuel Trou Noir m’a appris qu’il s’agit d’une chanson révolutionnaire où Britney dévoile les rouages d’une économie vampirisant le travail gratuit. Le reste du temps, je cède régulièrement à la tentation de remettre un nombre très réduit de succès dans le genre « petit remontant », comme « Kitana », de Princess Nokia, que j’ai toujours aimée, ou bien encore « Je refuse de travailler », qui risquerait bien de me faire aimer Sexy Sushi. Et puisque je n’arrive pas à savoir si je préfère cette version live des « Paradis Perdus » ou celle de l’album du même nom, il me semble impératif de les réécouter en entier l’une comme l’autre. Pour me soustraire à cette injonction, je me plonge à n’en plus finir dans la frénésie de ce morceau de Nisennmondai, avec le souvenir d’avoir vu, à trois reprises, lors de trois concerts différents, ces acharnées du riff jouer chaque mesure de chacun de leurs petits monstres machinoïdes sans jamais rien boucler à la machine, justement (du moins d’après mes souvenirs). Quand l’heure est davantage au lyrisme, j’écoute Tony Allen mener « La Ritournelle » d’un jeu qui suscite une autre curiosité. Mais ce dont je souhaite vous faire part sont des expériences plus particulièrement recommandables ainsi que quelques réflexions, librement inspirées de Mille Plateaux, qui me viennent alors que je (re)découvre ce mode d’écoute avec l’étrange sentiment que la boucle libère finalement bien plus qu’elle n’enserre.

Notons d’abord une dominante sentimentale dans les deux 45t dont je risque d’user le sillon plus que de raison : « J’attendrai », chanson d’un obscur Florent Veilleux accompagné du redoutable Baroque Jazz Trio, et « Mon Amour », slow de la non moins obscure Anoux. « J’attendrai » est décidément bien trop courte pour que ne se fasse pas immédiatement sentir l’envie impérieuse d’entendre une fois de plus le clavecin de Rabol s’emballer fébrilement derrière cette voix pareillement métallique, aussi simplement passionnée qu’éraillée, sans parler du plaisir renouvelé d’entendre ressurgir, après chaque accalmie, ces improbables percussions doublées au pizzicato. Cette chansonnette est peut-être anodine en comparaison du précieux album que le BJT nous a laissé, mais elle a de quoi me séduire, car j’aime entendre son interprète rembarrer Lamartine (mais si, vous savez, « Ô temps ! suspends ton vol… ») et Ronsard (« Quand vous serez bien vieille… ») d’un seul revers de manche parfaitement désinvolte : 

Coule, coule, coule le temps. 

J’attendrai que vous soyez vieille 

Pour vous dire « Je vous aime bien. » 

[…] 

Aujourd’hui vous êtes si belle 

Que le désir qui me harcèle 

Semblerait commun. 

C’est un vieil âge délicatement endiablé qui se profile ici. Qu’on se le dise ad libitum

Anoux nous offre quant à elle un slow explicite (« I cry « encore » ») d’une sensualité vocale néanmoins si retenue qu’il me semble tenir davantage de la berceuse que du débordement fantasmatique. Tout du long, de chaleureux trémolos synthétiques se marient à des problématiques cette fois-ci plus linguistiques que littéraires. C’est en effet l’accent comme texture, bel accro ou merveilleux accident, qui revient sans cesse harponner mon tympan, faisant remonter ce texte à la surface de ma mémoire : « L’anglais international passe par-dessus – ou par-dessous – tous les accents, et sa plasticité est telle que la communication se faufile et passe, comme un cours d’eau parvient à s’écouler à travers les reliefs les plus accentués, les plus accidentés. Si l’accent est un accident, la langue anglaise semble assez souple – une sorte de langue en caoutchouc – pour en sortir indemne et pour être l’éternelle survivante de tous les accidents possibles et imaginables » (Alain Fleischer, L’accent, Une langue fantôme). Je tends donc une oreille phonéticienne vers ce mystère linguistique, comme pour effleurer les contours d’un spectre sonore… Si charme il y a, il est aussi là, et c’est à mon tour de dire « encore » (l’équivalent anglais du « bis »).

Ainsi ai-je donc aménagé mon petit chez-moi autour de ces ritournelles aussi intrigantes que réconfortantes, sans craindre le grand-écart quand l’envie me prend d’écouter « Respect », de la Marseillaise Moesha 13. Un rap dont je ne me lasse pas alors même qu’il n’a rien de grandiose, peut-être parce que son leitmotiv « Respectez la boss » me touche et m’amuse d’autant plus que le reste des paroles me laisse plus ou moins perplexe. Et très franchement, quand j’entends cette même Moesha 13 mixer des tracks sombres et violents avec une passion mêlée de maladresse devant le public un tantinet désarçonné de sa Boiler Room, eh bien oui, je m’incline devant cette énergie fragile et brute bien plus que devant n’importe quelle vraie boss du hip-hop. « J’viens de la rue, pas du cours Florent », dit Rim’K dans le remix gabber de « Bouzillé » qu’elle passe. C’est de là qu’elle sort aussi, pas de la Red Bull Academy. « Respectez la boss » : toute la chanson semble tenir dans cette phrase que je n’aurai jamais assez entendue, que j’aimerais pouvoir encore scander avec d’autres un jour de manifestation ou bien un soir de fête, car elle est tout de même bien plus intéressante quand tout le monde est le ou la boss. Cette boucle me ramène tout particulièrement à de l’expressif, à du collectif, et comme toute ritournelle, c’est un motif qui contient en lui-même une issue, la possibilité d’un réagencement, d’une ouverture sur autre chose. « Je fais ce qu’il y a à faire pour faire de ma vie un voyage », lance Moesha 13, et c’est bien ce qu’il se passe aussi par chez moi ces temps-ci, alors même que nous n’avons plus la liberté de circuler, car l’échappée vient toujours se greffer, d’une manière ou d’une autre, sur mes ritournelles.

Il faut dire que ce mode d’écoute en boucle se trouve à l’intersection d’une autre écoute tout aussi nouvelle pour moi, une écoute radiophonique que je dirai plus précisément radio-rhizomique, en raison des connexions inattendues et des dynamiques qu’elle engendre. Le collectif dont je fais partie a en effet créé, dès le début de ce confinement, Cocovidalocacaducul, entité hybride qui émet en local sur les ondes hertziennes et se retransmet à l’internationale en streaming, proposant chaque jour une émission où le direct se mêle à des chroniques enregistrées et autres créations non seulement nées du confinement, mais aussi et surtout venues d’autres lieux que le nôtre (La Méandre, à Chalon-sur-Saône), d’autres chez-soi, d’autres villes, métropoles ou villages, d’autres lieux collectifs. Depuis la première, je n’ai pas raté une seule émission. Il y a là encore quelque chose de l’ordre du rituel et du retour : terminer toute activité un peu avant 16h, préparer le thé, rester zen en cas de retard ou de problème technique manifeste, prendre son tricot, savoir que l’on va retrouver ses génériques et ses jingles préférés, mais pas forcément dans le même ordre, ni forcément au complet, parce qu’il ne faudrait pas que ce soit trop comme à la Radio, celle des pros. D’autres ritournelles, donc, mais cette fois, je ne contrôle plus grand-chose. 

J’ai déjà enregistré et envoyé ma contribution : Le Masque et la fume, une chronique plus ou moins littéraire qui dérive souvent vers des histoires de langue, de musicalité et de traduction. Il m’arrive d’y partager mon obsession du moment pour certains morceaux, comme je l’ai fait pour « Ka nou pé fé », cette perle des Vikings de la Guadeloupe heureusement rééditée sur deux compilations. Ce n’est pas la presse musicale qui m’a convaincue d’acheter l’une d’entre elles il y a déjà quelques années, mais un disquaire dans une ville où j’étais de passage. Comme je l’ai raconté sur les ondes, celui-ci m’avait proposé, après m’avoir judicieusement laissé farfouiller dans les bacs, de me faire écouter quelques morceaux. « Ka nou pé fé » avait immédiatement instauré ce silence très particulier qu’est la tension d’une première écoute où l’on sait déjà qu’il se passe quelque chose. J’écoutais, donc, les yeux baissés vers d’autres vinyles que je ne regardais plus vraiment, quand le disquaire s’est mis à traduire le Créole d’une voix discrète et douce, avec ce léger différé qu’est celui des interprètes. Un dubbing vocal en direct. Moment de grâce et moment privilégié, puisque je constate aujourd’hui qu’aucune des rééditions n’inclut les paroles et encore moins leur traduction. Vous ne pourrez peut-être pas imaginer l’émoi qui m’avait alors saisie (quoi de plus normal ? tout le monde ne souffre pas d’hypersensibilité linguistique), mais sachez qu’il fut intense et qu’il m’accompagne encore chaque fois que je réécoute ce morceau. 

Une vingtaine de minutes de direct après sa diffusion sur le petit monde de Cocovidalocacaducul, c’était l’heure de « La Bascule mondiale », ce moment où nous diffusons tout ce qui nous vient d’ailleurs, à commencer par « La Rocade au calme », en provenance d’un autre lieu collectif aux abords de la rocade rennaise (détail non négligeable pour une future cartographie des boucles). Ce jour-là, pas de jingle ni de générique : dès la première seconde, le retour de « Ka nou pé fé », pris en cours, comme un fond sur lequel un certain PN (que je ne connais pas) partage un texte sur la poésie, dont je retiens ceci : « peut-être que les seuls discours qui touchent sont des poèmes ». Et ce que j’entends là, cet événement sonore, c’est bien de la poésie aussi, quand bien même cela n’en aurait pas l’aspect convenu. Je le sais puisque je ne pourrais être plus touchée, puisque j’en ai le souffle coupé. Surgissant du trou noir, l’écho me saisit, prolonge et détourne l’histoire de ce morceau, vient reconfigurer mon écoute et mon chez-moi, mon territoire, m’apporte le plaisir d’être déstabilisée dans cette boucle que je croyais figée, où je croyais tourner seule en rond. Je voulus croire en une cosmoïncidence. Le lendemain, j’apprendrais dans la même émission qu’il s’agissait d’un clin d’œil enregistré et monté à la dernière minute. Une machination, donc. Qu’importe. La surprise, l’émotion qui s’en étaient suivies ainsi que la sensation de passage ou de relais étaient bien réelles, elles, et jamais leur intensité n’aurait été telle si toutes les boucles préalables n’avaient préparé le terrain de cette échappée. L’émotion ne s’épuise pas dans la boucle, au contraire, elle s’y intensifie et s’y métamorphose.

La ritournelle comprend donc bien son propre potentiel d’impermanence, de variation, de différenciation. Il suffit que je m’exprime à travers elle. Je ne connais pas cet homme, mais il entend ma ritournelle et se l’approprie pour la renvoyer d’un geste « radiostolaire » (à la croisée du radiophonique et de l’épistolaire), comme on s’amuse à dire avec emphase dans la langue de Cocovidalocacaducul. Ce geste est le signe d’une écoute inventive à l’œuvre dans ce nouveau plan de notre réalité où les auditeurs et les contributeurs se confondent entièrement, l’adjectif « participatif » étant, enfin, un peu plus qu’un mot-clef dans une demande de subventions. Cette radio tout ce qu’il y a de plus amateur fait plus que maintenir un lien : elle permet la surprise et la rencontre en un temps où de telles choses semblaient fortement compromises. Elle montre bien qu’écouter, c’est déjà faire quelque chose, qu’il y a de la création dans le moment même de l’écoute. La conclusion sur laquelle se referme Écoute : une histoire de nos oreilles, bel ouvrage de Peter Szendy, me semble particulièrement pertinente à cet égard : « Nous ne sommes donc pas une communauté d’auditeurs à l’écoute d’un même objet qui nous réunirait, tel ce peuple d’oreilles muettes dont semblait rêver Wagner. Nous sommes une addition infinie de singularités qui veulent chacune se faire entendre entendre ». La redondance est voulue : il ne s’agit pas simplement de se faire entendre, mais de se faire entendre en train d’écouter, ce qui implique d’ailleurs de s’ausculter en écoutant. Nous sommes ces petits chiens qui répondent à l’appel chaque jour, en partie bernés par la voix de leurs maîtres, mais aussi toujours susceptibles de renverser les rapports de force : dans ce tableau bien connu qui servit de logo aux produits La Voix de son Maître, «  la voix qui s’élève, la voix dont l’aiguille « sourdine » fixera pour toujours les propos sur la cire du disque, c’est évidemment celle du chien » (Bernard Pingaud, « La Voix de son maître »).

Il n’y a qu’à voir la quantité de morceaux produits ou repris à l’occasion de cette expérience radio-rhizomique, où les échos, les échanges et les correspondances se multiplient horizontalement dans toutes les directions, volontairement ou fortuitement. Il sont regroupés dans La discothèque, qui présente à tout le moins un intérêt documentaire. Pour conclure sur cette histoire de ritournelle et de réagencement dans la répétition, il me semble que le « registre à décalage » exploré par Olivier Baudu (AKA Princesse Schlag) parlera de lui-même, via « Sageper sonnelmé », « Pas ci fais pas ça fais », ou bien encore « Homme heureux un », ma préférée, avec Lucas Ravinale (du trio Bégayer) à la guitare. Si je pensais m’être affranchie de ce mode d’écoute qui me faisait bel et bien boucler Un homme heureux pendant mes années collège, mode que l’on croit trop souvent « régressif » ou « adolescent », c’est sans regret que je tournicote aujourd’hui autour d’ « Homme heureux un », à la fois nouveau centre et ligne de fuite.

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