Après quelques semaines d’attente, voici la suite de notre article sur le chutney-soca, ce genre hybride issu du métissage entre le son de la soca trinidadienne et les influences sonores indiennes propres aux communautés de descendants des travailleurs engagés de Trinidad jusqu’au Suriname. Dans la première partie, j’étais revenu en détail sur la genèse du chutney et sur la situation multiculturelle particulière à Trinidad, qui explique le succès du genre à partir des années 1970.
Jusqu’au milieu des années 1980, le chutney-soca prospère, même si la musique reste fabriquée dans une économie de moyens qui fait que les enregistrements sonnent plus anciens qu’ils ne le sont réellement. Cette période est surtout riche d’une ouverture du chutney vers un modelage du son et notamment des basses fréquences, issues du reggae. Il reste que le relatif sous-équipement des studios trinidadiens limite jusqu’ici le champ de ces expérimentations. C’est alors que la conjonction de deux éléments clés va progressivement bouleverser le chutney-soca : les allers-retours des migrants trinidadiens et surinamais jusqu’à New York, mais aussi aux Pays-Bas (pays colonisateur du Suriname, on le rappelle), vont permettre un meilleur accès à des studios mieux pourvus. Les synthétiseurs et les boîtes à rythmes vont faire leur apparition, permettant une orchestration à moindre coût, tout en évitant de se prendre la tête avec le mixage d’une dizaine de micros. Une nouvelle version du chutney-soca, encore plus métissée, va donc pouvoir émerger à l’échelle globale, innovante et pas chère.
À New York, une forte immigration trinidadienne dans les années 1970 va être coupée net par l’administration Reagan dans les années 1980. Néanmoins un petit noyau de Trinidado-New-Yorkais va pouvoir goûter, à la façon des communautés cubaines ou portoricaines, aux joies du cosmopolitisme musical de la Grosse Pomme. (J’en profite donc ici pour mentionner ne seraient-ce que deux titres de la formidable scène soca new-yorkaise des années 1970-1980 : cette incroyable reprise de « Sweetest Taboo » de Sade par Rebles, backing-band virtuose, et ce morceau de Lord Nelson au groove impeccable et au langage musical polyglotte si typique de la soca métropolitaine.)
Les migrants des communautés indiennes surinamaises, guyanaises et trinidadiennes vont ainsi pouvoir se frotter à d’autres genres musicaux. Dans la playlist disponible ci-dessus, vous trouverez notamment les essais de deux groupes, First Step et Gemini Stars, qui vont tester une hybridation disco et chutney, respectivement à Amsterdam et à New York. La disco infusée d’influences indiennes et caribéennes de First Step est tout bonnement envoûtante, quand, la même année, les Gemini Stars, avec plus de moyens et d’ambition, mais une direction artistique moins tranchée, vont garnir leur disco-boogie grand public d’un pont chutney imprévisible.
La collision de l’univers chutney-soca et de la disco nous indique la manière dont va se façonner petit à petit un son chutney « mondial ». Le chutney de la fin des années 1980 va donc à la fois s’essayer à des instrumentations plus dansantes, tout en bénéficiant de l’implantation à New York de plusieurs labels trinidadiens, comme Mo Records, qui vont faire enregistrer du chutney dans des studios parfaitement outillés. Ainsi Sundar Popo, le pape du style indo-trinidadien, commence à produire sous l’égide de Mo Records du chutney aux arrangements électroniques sautillants, comme sur le morceau « I Wish I Was A Virgin » que vous trouverez dans la playlist. Clairement, le chutney suit les évolutions de la soca trinidadienne en général, mais va aussi puiser dans les succès de variétés internationales comme la « Lambada » de Kaoma, morceau hybride dont la clé de voûte est de proposer une signature sonore de multiculturalisme soigneusement fabriqué, qui parle au maximum d’auditeurs. On retrouve ainsi une reprise de l’air de la « Lambada » sur le morceau chutney hip-house ultra bordélique d’Attiya, « Atiya’s Hindi House », aussi produit par Mo Records à New York.
À New York, le chutney soca semble connaître un âge d’or. Le morceau de Parvati Khan, « Sajan Ne Daka Dala », est une pièce électronique captivante où se mêlent un beat hypnotique et une narration inspirée des comédies musicales de Bollywood. Le mélange house et chutney, pas évident sur le papier, trouve son expression parfaite dans un maxi de remix du tube « This Roti To Big » de Rikki Jai, sorti par le label trinidado-new-yorkais Spice Island Records. Les versions sont du fait du remixeur de seconde zone Richard Lamotte, mais le solide beat house, enrichi de samples de percussions Tassa et mêlé à la douce diction indo-trinidadienne de Rikki Jai, fait tout simplement mouche.
Au long des années 1990, à travers des labels comme Jamaican Me Crazy, Mohabir Records, Mo Records ou Spice Island Records, le chutney soca va vivre en partie en transit entre Trinidad et New York. Sur le label Mohabir, le producteur Heerenath Mohabeer va pousser le croisement entre chutney et sonorités jamaïcaines, en créant par exemple un riddim discrètement hindoustani pour Bigga Demus, ou en produisant le tube de Terry Gajraj, « Guyana Baboo », que vous trouverez dans la playlist – une expression parfaite du syncrétisme chutney. Mais il faut aussi souligner la part des circulations intracaribéennes dans le renouveau du genre. Ainsi, le titre « Ai Ai O » du duo Babla et Kachan, basé aux Barbades, nous donne un indice sur la complexité des circulations du chutney au gré des migrations des descendants des travailleurs engagés indiens des Caraïbes.
Au début du nouveau millénaire, le chutney va continuer à évoluer en épousant les évolutions de la musique caribéenne. La star Drupatee va par exemple enregistrer en 2000, avec Machel Montano, un véritable hit qui va marquer la culture musicale trinidadienne. Le morceau « Real Unity », manifeste du métissage trinidadien de l’africanité et de l’indianité au sud de l’arc caribéen, est sûrement l’expression la plus directe d’une identité trinidadienne profondément plurielle, le tout sur un entraînant riddim dancehall 2000. Depuis, tout ça suit son cours, et on trouve à la fois du chutney soca uptempo et humoristique, comme sur ce morceau, ou des titres plus calibrés, comme ce « Shake it baby » de l’emblématique groupe de Raymond Ramnarine, DilENadan, stars du chutney-soca actuel, et pionniers des crossovers dancehall/soca comme sur le « Drinkability De Joint », qui reprend l’air de « Guyana Baboo ».
J’espère que cette playlist vous permettra de goûter au cheminement sinueux et global de ce style plutôt méconnu dans nos contrées qu’est le chutney. Pour les lecteur-ices anglophones, vous pouvez vous mettre d’avantage dans l’ambiance et vous lancer dans la lecture du passionnant roman d’Ingrid Persaud sur Boysie Singh, The Love Love Songs of Boysie Singh, où elle retrace, dans une langue trinidadienne sublimée, et à travers les yeux de quatre amantes, la vie d’un fameux gangster de Port-d’Espagne. À noter que si je ne bois plus d’alcool depuis longtemps, le seul écart que je m’autorise, c’est cet excellent pudding trinidadien au rhum dont la puissance et la complexité épicée sont la meilleure analogie que je puisse trouver aux circonvolutions sonores du chutney-soca.