Le dernier « drop » de la marque Supreme est une playlist d’Aphex Twin sur Spotify. Plus exactement le vrai et principal « drop » est une abondante collection de fringues ornées des visuels les plus célèbres du légendaire artiste, assorti d’une playlist concoctée par l’intéressé. On pourrait voir en ce fait d’actualité l’énième signe de la décadence de je ne sais quoi de contre-culturel, ou se répéter que Richard D. James a toujours été un sacré plaisantin et que ce récent geste colle à la démarche qu’il cultive depuis trente ans, bref il y aurait sans doute des positions à tenir mais faut-il encore les tenir aujourd’hui, je l’ignore.
Je vais donc m’accorder le droit de me concentrer sur la playlist sans tenir compte du contexte où elle se déploie. Elle fait presque 200 titres et contient une majorité de library, une catégorie de disques dont on sait qu’Aphex les affectionne depuis longtemps, puisqu’il citait déjà Jean-Jacques Perrey dans les nineties et que Rephlex avait bossé dès 2004 avec Bernard Fèvre. Il y a de fait beaucoup de noms français dans cette sélection, beaucoup d’Italiens aussi. En dehors de cette masse d’illustrations sonores, Richard a retenu un certain nombre de morceaux électroniques faits par des gens plus ou moins de sa génération, Shut Up & Dance, Drexciya, Carl Craig, Claro Intelecto, Susumu Yokota, Black Dog, j’en passe. Un peu de funk aussi, les Meters, les Jones Girls, James Brown lui-même, et puis une grappe de sons qui, tout comme les library, sentent fort et bon le digging d’il y a dix-quinze ans, Lovefingers ou Alainfinkielkrautrock : citons Jah Wobble, Tomita, Hosono, Roedelius, ou encore Severed Heads ou Crash Course In Science. On a aussi un peu de musique ancienne et quelques références actuelles, comme Clarissa Connelly. Et puis d’autres choses diverses en général très très bien.
Je ne vais pas mentir, je n’ai pas écouté les sept heures d’un coup, j’ai surtout écouté le début, les deux premières heures, et sur la suite j’ai zappé par pans de six ou neuf morceaux, en écoute passive, pendant que je coupais des légumes ou que je lisais des romans faciles.
Deux remarques me sont venues à l’esprit – deux remarques pas hyper cohérentes entre elles, mais cette sélection n’est elle-même pas tout le temps hyper cohérente même si certains segments frappent néanmoins par leur homogénéité.
Premièrement, tout ce début que j’ai pas mal écouté m’a fait penser au titre de l’album d’Esquivel, Space Age Bachelor Pad Music, repris par la suite par Stereolab : un décrochage total de la vie extérieure vers l’espace intérieur d’une « garçonnière » virtuelle, d’un cabinet à la Des Esseintes, d’un habitacle sonore immersif au design sur-mesure. C’est entre autres à ça que sert la library, si on veut : elle nous fournit des extraits artificiels de sensations auditives, de brefs simulacres de musique imagée, parfaitement exécutés. Et moi qui me sentais ces derniers temps de moins en moins réceptif à l’émotion musicale, ça m’a fait du bien, j’ai eu le sentiment de voir se rouvrir quelque chose en moi, de réussir à assurer un bel accueil à ces morceaux au puissant pouvoir évocateur. En mon for intérieur j’ai donc remercié Aphex pour cette expérience de réactivation, je lui ai dit merci de m’avoir délivré cette sélection en forme de thérapie audio reconstructive.
En même temps, j’ai senti poindre comme une angoisse dans ce bachelor pad. Je me suis rappelé ce que me faisaient éprouver, par exemple, les premiers disques de Air, leur beauté « escapiste », qui suggéraient une complète et possiblement définitive déconnexion du réel. J’ai aussi eu le souvenir de l’effet réconfortant mais traître propre à l’easy-listening ou certaines musiques de film chic. J’ai également repensé à ce qu’avait récemment écrit Mathias au sujet de Louis Philippe et de Pinback, deux expériences de réconfort distinctes mais ayant toutefois en commun une fonction de consolation, de représentation de soi ambivalente, romantique au carré, qui d’une certaine manière donne le loisir de se regarder en train d’être mélancolique, le regard flottant à travers quelque baie vitrée. Des choses qui, en résumé, carburent à une projection idéale du moi, déculpabilisée, simplifiée, un masque de luxe comme ceux que fournissent les belles fringues et les beaux cosmétiques. Loin de moi l’idée de condamner en bloc tout le système des apparences, puisque je continue de savourer cette playlist, surtout ses moments les plus comfy mais aussi de temps en temps ses moments plus rugueux et perturbés, qui sont tout de même nombreux au fil de ces sept heures. Mais je m’interroge sur l’état précis que génère en moi cette liste de titres, en tant que consommateur du grand distributeur d’affects qu’est la musique marchandisée.
La deuxième remarque qui m’est venue concerne l’attitude d’Aphex en elle-même, son comportement de curateur pour Supreme, et en particulier sa tendance (voulue ou non) à avoir fait les choses à l’arrache : il ne s’est pas embêté à délicatement vaporiser les styles de façon équilibrée, la playlist marche souvent par gros blocs, parfois un même artiste a trois ou quatre morceaux de suite, et il y a quelques enchaînements abrupts entre les registres, un gros kick techno qui débarque sans prévenir. Et aussi, voire surtout, le mec n’a pas du tout voulu jouer le jeu des diggers, encore moins le fan service : on ne croise rien de vraiment très obscur, rien avec très peu de vues, et certains titres sont carrément des hits de l’algo YouTube – ce qui est limite un scandale !
Alors que comprendre ? Rien de très significatif, dirais-je, sinon que Richard a bien le droit de s’en foutre des diggers et du statut que ces derniers lui confèrent, et que ses choix témoignent finalement, de manière plutôt mignonne, de ses routines d’écoute de mélomane lambda. Je suis comme vous, semble-t-il nous dire. Je suis comme vous, sauf que lorsque je fais une grosse playlist de 200 titres triés sur le volet pour chiller (l’ensemble est sous-titré mostly mellow), je ne suis plus tout à fait comme vous, car au lieu de l’envoyer à quelques amis qui ne l’écouteront sans doute jamais, je la vends à Supreme. C’est moins mimi, mais ça peut faire sourire, voire rire.
Au fil des sept heures de sélection, les choses deviennent donc, comme je le disais plus haut, un peu moins comfy cosy, une certaine folie s’incruste parfois, de l’âpreté, on entend en vrac du Ween, du Raymond Scott, du Dopplereffekt, du Squarepusher, l’homogénéité du début s’effrite un peu et on accède à une sorte de grande mare d’esthétiques qui sans s’opposer frontalement ne s’épousent pas vraiment. Là encore on aime à penser qu’Aphex nous dit qu’il écoute comme nous pas mal de choses en vrac, qu’il pourrait aussi bien nous filer une clé USB pleine de pépites, avec des morceaux phares issus de grands récits (Herbie Hancock, les Beach Boys, ESG, Art of Noise…) ou de terrains plus marginaux, peu importe, il zappe juste sur sa bibliothèque comme nous autres et clique sur « ajouter à la playlist ». On note quand même qu’il y a très peu de femmes : on ne s’attendait pas forcément à une sélection paritaire, mais là je dirais qu’on est carrément à 90/10, voire à 95/5. De la part de James, ça ne surprend pas tant, c’est plutôt du côté de Supreme que ça peut étonner, même si je connais pas bien la politique de la marque en termes de progressisme.
Comme il s’agit d’une playlist séquencée morceau par morceau et non d’un mix d’un seul tenant, vous pouvez tout à fait prendre ce qui vous plaît et faire votre propre cuisine de votre côté, rien ne vous empêche de valider le projet si vous êtes contre d’une manière ou d’une autre. Si ça vous intéresse, je vous donne mes titres préférés : « Valley of No Return » de Joe Meek, « Fragments » de Pascal Comelade, « Nacre » de Susumu Yokota, « Way Star » de Rubba (alias de Jacky Giordano), « Flamboya » du groupe jazz-rock belge Cos (dont a fait partie Marc Hollander de Crammed), « Portrait of Tracy » de Pastorius (qui a été samplé/repris par SWV dans leur merveilleux « Rain »). Mais vous aurez sans doute vous-mêmes d’autres préférences, car le monde de l’exhumation de trésors ne saurait par définition se montrer trop homogène – et donc voilà, on est chacun bien contents d’avoir nos petits chouchous rien qu’à nous et nos petites différences que nous seuls comprenons ! Hyper mature comme attitude.
Très bon weekend à toustes !