Très peu de gens le savent, mais le rap français et le footwork ont une liaison secrète depuis presque vingt ans. Le footwork ou, pour être plus exact, la juke, style très proche quoique moins expérimental né peu de temps avant dans les nineties, lui aussi à Chicago, et dont se réclamait dans les années 2000 un crew francilien appelé le Violator French Juke Squad.
Juke et footwork ont généré depuis leur apparition des adaptations ailleurs qu’aux États-Unis : je savais par exemple que la Pologne ou le Mexique avaient développé des scènes assez actives. Mais j’ignorais en revanche que certains de mes compatriotes avaient exploré ces musiques avant même qu’elles n’explosent à l’international via le soutien notoire des labels anglais Planet Mu et Hyperdub autour de 2010.
Et j’étais donc ravi de tomber un beau jour sur un mix datant de 2007, attribué à cette escouade de producteurs du Violator French Juke Squad, qui capturait bien l’esprit de l’époque. Dedans, on peut entendre à 1 minute 43 un remix d’un titre de Booba (« Du Biff »), attribué à un certain The Ripper. On pouvait à une époque le télécharger sur Myspace, mais il ne reste de ce réseau social pré-Facebook qu’une carcasse numérique aux allures de coquille vide, donc c’est rapado. « Du Biff » est une réponse parfaite à ce que l’on peut entendre sur le label Juke Trax, l’un des pourvoyeurs principaux de juke à Chicago, et dont l’on pourrait résumer la recette à « prendre un tube actuel de rap ou de r&b, l’accélerer pour jusqu’avoisiner les 160 BPM, et l’envelopper d’une ribambelle de kicks ».
The Ripper n’a pas donné de suite à ce track et a arrêté la musique, comme me l’explique au téléphone l’un de ses camarades du Violator French Juke Squad, Kaptain Cadillac, que vous connaissez peut-être mieux sous le nom de Von Bikrav. Il m’a également précisé que ce nom un poil regrettable était une référence au Violator Juke Squad de DJ Slugo, légende de la scène ghetto/booty étasunienne. Le temps d’un appel, on a pu se lancer dans une session d’archéologie sonore.
Ce Violator French Juke Squad s’est transformé en 2007 en Nightmare Juke Squad (parfois abrégé en NJS), un petit cartel de producteurs où chacun prend un nom d’antagoniste horrifique pour signer ses prods : The Ripper (Jack, l’assassin anglais), Candyman et Slumber Party Massacre (des films éponymes), Leatherface (de Massacre à la tronçonneuse), Prime Slime, Lecter (Hannibal, du Silence des Agneaux), l’exception à la règle étant Raoul Juke, clin d’œil à Las Vegas Parano.
Pour celles et ceux qui suivaient la frétillante scène booty parisienne des années 2000, sachez que la plupart de ces producteurs étaient des membres d’un autre collectif, Booty Call, simplement incarnés sous de nouveaux alias : Marvy Da Pimp était Candyman, Kaptain Cadillac était Leatherface, etc… Le NJS se voulait le jumeau maléfique de Booty Call Records. Selon Kaptain Cadillac, ils étaient tous branchés films d’horreur à cette époque, ce qui explique aussi la nature macabre de leur compilation Rated-R, remplies de samples fantomatiques, avec des silhouettes représentant leurs alter-ego maléfique sur la cover et un visuel de pierre tombale pour la version bonus (qui contient un remix d’Alkpote).
C’est dans leurs rangs et leur environnement proche que l’on entend l’essentiel des titres à l’embranchement entre juke/footwork et rap français de cette époque. Dans le lot, il y a des noms qui vont donneront peut-être un petit shoot de nostalgie comme ce « Ha Ha Bitch » qui réunit Spank Rock & Joke sur une compilation de Brodinski ou ce morceau d’Orties remixé par Lecter, que Skrillex passera sur les ondes de la BBC. Selon Kaptain Cadillac : « Skrillex avait joué pas mal de trucs du NJS, c’est un bon nerd de musique cheloue et il aimait bien nos trucs. Il éditait nos morceaux pour enlever les gros mots – pas de gros mots sur la BBC »
Tout ce petit monde passe beaucoup de temps sur MySpace, le désormais mythique réseau social pré-Facebook qui permettait d’amifier des gens en ligne et de se rencarder sur les morceaux qu’iels écoutent en ce moment. C’est ainsi que Kwakoo et Mooky, deux frères rappeurs qui forment le duo Clone-X rentrent en contact avec Manaré, frère de Marvy Da Pimp (et aujourd’hui patron de Rinse France). Ce dernier, ainsi que Candyman et Leatherface, signeront pour eux des prods footwork/juke dans leur mixtape CLONE-XTAPE (2011). Quand j’ai demandé en DM aux deux frères s’il était nécessaire de développer une technique spéciale ou d’adapter son flow pour suivre le rythme quand on rap sur du 160 BPM, ils m’ont répondu que pas vraiment, mais ont néanmoins cité le taf des 740 Boyz – un fameux combo dance/rap – comme une référence majeure.
D’autres titres de cette ère début 2010 que l’on peut toujours liker sur Soundcloud : “Intro – Cyprine & Jus (DJ Kesmo remix)” des sudistes du Booty Love Gang, ou “Kankejmeurre (Leatherface Remix)” des Anticipateurs, sorte de phénomène rap québécois du début des années 2010, qui n’a pas fait grand bruit de notre côté de l’Atlantique. D’ailleurs, on soulignera que les morceaux que je viens de citer n’ont fait l’objet d’un enthousiasme particulièrement marqué dans la presse à leur sortie, et n’ont pas non plus connu un soutien vivace venant du public, excepté celles et ceux qui suivait les aventures de Booty Call et quelques amateurs de club music régionale peuplant les forums de nerds.
Si tout ceci est donc resté assez confidentiel, il aurait pourtant peut-être pu en être autrement, avec l’intervention dans la scène juke française du Caennais le plus connu du rap français, comme le rappelle Kaptain Cadillac. « L’agent d’Orelsan était très proche du Nouveau Casino où on organisait toutes nos soirées. Il nous avait demandé d’envoyer des prods. J’avais filé un truc impossible, vraiment avec des triolets dans tous sens, sans concession, complètement con. Orelsan l’avait sélectionné, mais jusqu’à ce qu’il dise : “Non, je peux pas rapper avec ça. C’est impossible.” J’ai raté le moment où j’allais devenir millionnaire. »
Kaptain Cadillac / Leatherface / Von Bikrav en même temps n’a pas eu le million, mais a pu se consoler en 2013 avec la Felix Faure Money, une compilation qui réunit le régiment Booty Call pour une collaboration avec les fines gâchettes du média spécialiste du rap étasunien Fusils à Pompes. Au menu, des relectures de hits du rap ricain, de Trinidad James à Wacka Flocka Flame et un morceau juke qui réunit Sidi Sid (du duo Butter Bullets), Alkpote et un Project Pat emprunté à la Three Six Mafia.
Il y aurait d’autres choses à raconter, et beaucoup ont dû m’échapper, car après tout je ne suis qu’un type avec un ordi, une insomnie et une canette de Monster. Mais il faut quand même noter que l’histoire qui lie juke/footwork et rap français commence plus tôt : « Avant Booty Call, il y avait Ego 6, qui était un collectif dont Marvy Da Pimp faisait partie. C’était orienté bass music anglaise, grime. Ils avaient pas mal de rappeurs qui oscillaient autour. » En plus de Marvy Da Pimp, Ego 6 comprenait Johnny Gonzo, DJ Kesmo et WIZARD OF OZ aka Romain Cieutat qui conserve sur son Soundcloud des traces de cette époque, dont la mixtape Bass Ball Club Volume 2, qui comprend « Grosse Basse » où un MC nommé Diggi Daiz chevauche une prod juke (autour de la 45e minute).
Un fait intéressant à noter sur cette génération Booty Call/ NJS : la plupart des protagonistes viennent du secteur hip-hop et en ont la culture. Cadillac produisait des instrus de rap au lycée, Marvy a un passé de graffeur, d’autres étaient DJ de groupes de rap. C’est aussi le cas du francilien Big Dope P qui en 2007 lance Moveltraxx, un autre incontournable de la scène juke française. Ce détail explique peut-être pourquoi ils se sont de nombreuses fois associés à des rappeurs, et ne se sont pas contentés de remixer des morceaux, en produisant à l’occasion des compo’ originales.
Kaptain Cadillac deviendra donc Von Bikrav à mesure qu’avanceront les années 2010, continuant son entreprise de rapprocher le rap de la musique électronique avec le frapcore. Plutôt que d’explorer des épiphénomènes venus de l’autre bout du monde, il se concentre alors sur des micro scènes historiquement actives dans son pays. « Ce qui était le gabber, le jumpstyle, les trucs comme ça, c’était un peu l’équivalent de ce que peut être la baltimore ou la ghettotech » . Des scènes que l’on peut aisément rapprocher. « Prend Robert Armani, un gars de Chicago qui faisait de la ghetto house. Il se retrouvait à jouer sur des festivals en Hollande parce que ses kicks cognaient fort. »
Parmi les plus récents adeptes du style, il y a le tandem Kaba & Hyas et leur single « Magic Stick » , tiré de leur dernier EP Wooferz Only. Sur ce track, ils invitent thaHomey, rappeur habitué du flow DMW, où l’interprète enregistre une à une ses phases avant de les décaler en post-prod, pour réduire l’écart entre elles jusqu’à ce qu’elles se chevauchent presque. Ce qui donne l’occasion d’une première mondiale (?) : un morceau footwork/DMV.
En toute honnêteté, j’ai du mal à imaginer le footwork devenir un épiphénomène qui obsédera le rap français le temps d’une année, comme l’a fait le jersey club en 2022. Mais je sens chez certains producteurs de la génération actuelle, notamment le Montpelliérain Pura Pura, la volonté d’explorer ces possibilités, peut-être même (on l’espère) avec des camarades au micro.