L’utopie Pancrace et ses greffes humain-machine

Pancrace Pancrace
Penultimate Press, 2017
Pancrace The Fluid Hammer
Penultimate Press, 2019
Pancrace Papotier
Penultimate Press, 2025
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Musique Journal -   L’utopie Pancrace et ses greffes humain-machine
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À quelques kilomètres de là où j’ai grandi se trouve, perché sur une colline, le petit village de Montesquieu-Lauragais. J’ai eu l’opportunité, enfant, de m’y rendre régulièrement pour écouter des joueurs et des joueuses d’orgue de barbarie lors du festival dédié à ces instruments mécaniques qui s’y tenait tous les ans. Alors que j’étais un pianiste en herbe un peu trop sûr de ses intentions de jeu, j’étais outré par ces ritournelles mécanisées. C’est simple, je trouvais ces orgues et ceux qui en jouaient totalement ridicules. Les sonorités étaient criardes et l’esthétique de ces faux camelots faisant rouler leurs orgues clinquants ne me plaisait pas.

Cette opposition entre l’interprétation libre de l’exécutant d’une pièce et les contraintes posées par la mécanisation du jeu de l’orgue est au centre du projet Pancrace. Ce groupe s’est formé au milieu des années 2010 lors d’une résidence dans l’église Saint-Pancrace de Dangolsheim, en Alsace, dans laquelle se trouve un orgue Stiehr-Mockers (célèbre facteur d’orgues alsacien) de 1848. Le nom Pancrace tombe bien, car c’est à la fois une référence à l’église où a germé le projet, mais aussi le nom d’un sport de combat antique dans lequel tous les coups sont permis (étymologiquement ce sont même toutes les forces, toutes les puissances). 

Et c’est bien une convocation de toutes les puissances possibles dans le cadre d’une lutte sonore qu’appelle Pancrace, car la liste de leur outillage est impressionnante. On trouve donc initialement l’orgue Stiehr-Mockers, mais aussi la lutherie conceptuelle de Léo Maurel (c’est lui qui a emmené le groupe en Alsace, puisqu’il réside à Dangolsheim), le crin tendu du violon de Prune Bécheau, ainsi que des synthétiseurs bricolés fonctionnant sur le protocole Raspberry Pi, une boîte à bourdon, une cornemuse irlandaise, ou encore des instruments-jouets, des rhombes, un bodhran, des maracas et toutes sortes de claviers. Un instrumentarium déconcertant et baroque joué par Arden Day, Julien Desailly et Jan Vysocky, et les susmentionnés Maurel et Bécheau.

Le projet Pancrace a abouti à un triptyque de disques intenses (trois doubles LP !) et halluciné, dont le dernier volume sort ce mois-ci sur Penultimate Press, l’excellent label de Mark Harwood. En dix ans, le groupe a produit une suite d’enregistrements qui se lit comme une progression dialectique autour du jeu et de ses contraintes, en rotation autour de la figure centrale de l’orgue. Le premier disque, éponyme et sorti en 2017, est une première approche de l’orgue et de ses possibilités d’improvisation, ouvertes par sa progressive domestication. On y entend donc quatre très longues plages d’impro concertée : c’est libre, sincère, brut et marqué par l’acoustique délicate de l’église Saint-Pancrace. À l’époque, le disque m’avait beaucoup touché, et en le réécoutant je suis toujours aussi emballé.

Le groupe s’est alors retrouvé à tourner un peu partout en Europe, y compris dans les MJC des décadents de la musique expérimentale contemporaine, qui ne sont que rarement pourvues de massifs orgues d’églises. Pancrace a donc trouvé que c’était un bon prétexte pour mener encore plus loin les recherches sur le jeu et ses contraintes. Cela a conduit le groupe à la fabrication de l’Organous, orgue modulaire et transportable contrôlé en MIDI, dont le nom ressemble étrangement à l’Organum médiéval, cette forme de chant qui consiste à accorder les chœurs (vox organa) en contre-chant d’une voix principale (vox principalis). Sur The Fluid Hammer, sorti en 2019, on découvrait ainsi des enregistrements de sessions d’improvisations de l’Organous, captées à Albi.

Soyons clairs, cet album ne s’écoute pas dans tous les contextes. Si le premier disque portait cette joie du jeu, la deuxième partie du triptyque est clairement la partie négative d’une dialectique ombrageuse. Le contre-chant médiéval devient multifocal, on ne sait plus du tout qui accompagne quoi, l’orgue est proprement déterritorialisé, démembré et sorti de sa centralité sur le premier opus. Les rythmes se mécanisent et les possibilités de programmation MIDI de l’orgue ouvrent cet espace de musique hybride et mutante, cet interstice infernal que l’on retrouve aussi dans les pièces pour piano mécanique de Conlon Nancarrow. La musique est saisissante et en même temps, on s’enfonce dans une réflexion vertigineuse sur la manière de faire groupe avec la machine, sur le souffle en partage aux lisières de l’humain.

Le dernier LP, Papotier, fait la synthèse de ces recherches. Le groupe a eu l’opportunité d’avoir accès à un orgue de très bonne facture, un Silbermann de 1778, celui de l’église luthérienne de Bouxwiller. Le son de cet orgue est réputé pour sa proximité avec la voix humaine et cela a permis au groupe de continuer ses recherches sur l’interprétation en s’intéressant au plus étrange des phénomènes musicaux, celui du souffle et de la voix. On trouve là une expérience à la fois terriblement humaine et un phénomène physiologique qui questionne les limites de l’agir humain, puisqu’on ne peut s’empêcher de respirer. Tout au long du disque sont assemblés et jointés souffles humains et souffles non-humains. Le groupe a aussi pu bénéficier à nouveau de l’acoustique d’une église et confronter l’orgue Silbermann à leur Organous. Dans cette lutte entre jeu analogique et programmation digitale (au niveau à la fois conceptuel et matériel), les seuls vainqueurs sont les auditeur-ices : comme disent les anglophones, « what a ride ». Les sons cheminent, serpentent, infiltrent la moelle, c’est vertigineux, tendu, les contrastes sont terribles, l’écoute est exigeante mais bouleversante.

Tout cela m’amène à penser que ce triptyque fabuleux a été pensé comme un processus de recherche. Un cheminement qui m’est apparu comme une réponse musicale à ce que Gilles Deleuze disait lors d’un cours donné sur la peinture en 1981, à Vincennes. Dans un passage célèbre, le philosophe échange avec le musicien Richard Pinhas. Leur discussion porte sur la différence entre les synthétiseurs analogiques et digitaux, et lorsque Pinhas explique à Deleuze qu’il existe des synthétiseurs hybrides, à source analogique et à commande digitale, le penseur s’emballe et propose le concept de greffe: « On appellera ça une greffe de code sur de l’analogique. Or qui fait la greffe de code en peinture ? Vous sentez tout de suite. C’est le peintre abstrait. C’est le peintre abstrait qui a fait cette chose prodigieuse et c’est pour ça que toute la puissance de la peinture passe par l’abstraction ».

La musique de Pancrace, surtout à partir de The Fluid Hammer, sonne comme une musique des greffes, des greffes qui marchent ou qui échouent, des greffes humains-humains, ou machine-humain, ou machine-machine, tout ça exécuté dans la joie émancipatrice de l’abstraction. Les harmonies s’enchevêtrent, les exécutants deviennent exécutés, la musique vibre en marge de l’humain. 

Le philosophe anglais Francis Bacon est connu pour son pragmatisme un peu naïf, mais aussi pour avoir écrit une nouvelle philosophie, La Nouvelle Atlantide, dans laquelle il présente une île, « Bensalem », contrôlée par une société philosophique savante et secrète, « la Maison de Salomon ». Sur Bensalem, on trouve notamment une maison des sons, où l’on entend des harmonies inconnues, utilisant des intervalles de moins d’un quart de ton, des gazouillements divers et beaucoup de sons d’oiseaux, des échos artificiels aux effets divers, et même un proto-Organous, puisqu’y résonne une sorte d’orgue expérimental qui transporte le son dans des tuyaux étranges de longueurs variées.

Le projet Pancrace est donc pour moi, outre une réponse élégante aux questionnements de Deleuze, l’incarnation la plus probante que je connaisse de la Maison des sons de Bacon. Cette société secrète des musiquants défricheurs de sons à offert, le temps d’un triptyque, une utopie sonore d’une profondeur inouïe, située entre des églises et une quincaillerie à Albi, des improvisateur-ices jointé-es et un orgue mécanique bricolé. Mais que faisait donc l’ordre suprême de Pancrace quand je parcourais Montesquieu-Lauragais? Une seule certitude, je peux aujourd’hui revisiter en mémoire ce festival d’orgues de barbarie en sabotant les cartes perforées et en imaginant une cacophonie délicieuse de colporteur-ices concerté-es.

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