Paco de Lucia sur TVE : le jour où le flamenco est devenu blanc ?

Paco de Lucia "Entre Dos Aguas"
1976
Écouter
archive.org
Musique Journal -   Paco de Lucia sur TVE : le jour où le flamenco est devenu blanc ?
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Même si ma compagne, d’ascendance ladino, est très versée dans l’héritage musical de l’Espagne des trois religions, et que j’ai pas mal écouté les radios locales du temps où mon père habitait Valence, je me considère encore face au flamenco comme une dilettante. Je ne vais donc pas du tout m’acharner à vous trouver une perle inconnue, mais plutôt vous sortir une vidéo-totem, un truc ultra célèbre (86 millions de vues sur YouTube) qui, même si l’on n’aime pas forcément ces musiques, vient remuer l’intérieur avec force par son évidence.

Il s’agit de la performance par Paco de Lucia d’une de ses compositions, « Entre Dos Aguas », sur la chaîne Televisión Española, en 1976. Cet instrumental est sans discussion possible l’un de mes préférés sur cette Terre, et je crois que la vidéo y est pour beaucoup. Quand Paco joue sur TVE, c’est une année après la mort de Franco. L’élan de liberté fou, le vieux monde se désintègre alors que prend son essor avec une vigueur toute aussi folle le nouveau, tout cela déborde de cette performance filmée. Elle incarne à elle toute seule la bascule du flamenco dans une nouvelle ère, dans la modernité, pourrait-on même dire. Une modernité qui, si elle peut émanciper, fait surtout vendre et donc, forcément, blanchit. Modernité, blanchité, émancipation, médiatisation : un carrefour d’enjeux plus compliqués que l’opposition binaire suggérée par le titre racolax qui vous a sans doute amené à cliquer sur le présent article.

Car la blanchité n’est pas qu’une question de couleur de peau. C’est plutôt un ensemble de facteurs sociaux, culturels et économiques qui viennent enserrer et déterminer l’objet ou l’être, qui alors devient raisonné, respectable. Il est assimilé, ou ne l’est pas. À ce sens, il existe ce qu’on pourrait appeler des blanc·hes non blanc·hes, tels les Espagnol·es, les Italien·nes ou encore les communautés juives. Paco, ce guitariste légendaire à l’échelle planétaire, payo parmi les gitans d’Algésiras, en est un exemple frappant, tout comme son ami Camaron, chanteur gitan non moins légendaire, d’ailleurs. Auteurs d’une musique à la fois nouvelle et traditionnelle, qui rompt tout en traçant une continuité, ils sont, au bon moment, à la lisière. Pour les besoins du marché, de la nation et du monde moderne, ils sont devenus blancs, mais tout conservant quelque chose d’avant : une inaltérable part d’altérité. C’est par là que les consommateur·ices, et donc le peuple, parvient justement à s’approprier ces sacrifiés.

Blanc, le flamenco l’est notamment devenu sous Franco, alors que ce dernier purge le genre pour lui faire acquérir une pureté entièrement factice. Là, le rapport trouble ce qui doit advenir (et va advenir, forcément, c’est la destinée) et ce qui a soi-disant toujours été là, entre le moderne et l’archaïque, bref cette tension au cœur des régimes fascistes apparaît clairement. Essentialiser est toujours un contre-sens, et dans le cas d’une forme musicale et chorégraphique à l’histoire aussi riche, dense et pleine d’incertitudes (je recommande la page wikipédia dédiée, qui est passionnante) le caractère insensé de l’entreprise saute d’autant plus aux yeux. En effet, au sein de la population espagnole le flamenco a longtemps été perçu comme un truc de barbares du Sud, de pauvres, d’andalous, de gitan·es et d’arabes, bref comme un phénomène non pur – merci la Reconquista – et ça l’est, autant que mille autres choses. On pourrait ici se référer à nouveau à l’Espagne des trois religions où une foule d’influences viennent faire syncrétisme, mais aussi à la composante gitane essentielle, cette altérité presque fondamentale au sein du monde occidental.

Moderne, la vidéo qui nous intéresse ici l’est résolument. La basse électrique entre (on l’entend, on la voit), puis les bongos (idem), les guitares puis les autres percussions, clairement afro-caribéennes. Les couleurs sont chaudes et le montage, en moins d’une minutes, nous présente les protagonistes par métonymie, dont une personne noire ce qui, dans un pays coloriste comme l’Espagne du XXe siècle, n’est pas rien. L’instrumentarium, la manière dont il fait son entrée – la basse d’abord avec ce son rond et ondulant –, c’est un gros coup de savate à la tradition fantasmée franquiste qui occulte la manière dont ont migré les instruments, mais aussi une façon d’acter, l’air de rien, la pluralité de l’espace hispanophone et son histoire colonisatrice.

Je le disais plus haut, tout ça est plus compliqué qu’on voudrait le penser, car lorsque le flamenco se modernise, il blanchit un peu plus mais contamine aussi, au-delà de tout contrôle : il émancipe et perce les murs. C’est par cette faille que Paco et ses comparses passent sans vergogne, pour faire péter toutes les coutures et gonfler un espoir. Je ne sais pas si c’est du direct ou pas, mais cette session, c’est les frissons. Le virtuose, impassible et altier, bouillonnant avec une intensité telle qu’il est impossible de ne pas le ressentir, fait courir ses mains à une vitesse folle ; il est au centre, c’est lui le spectacle, les autres à l’arrière le soutiennent, et notamment ce joueur de bongos à l’agilité (et la cravate) démentielle. Il y a sûrement un vieux fond d’exotisme dans le fait de faire apparaître cet homme noir comme toile de fond du guitariste, mais qu’importe, je ne vois moi, que deux musiciens en train d’élaborer un nouveau genre de duende.

Bien évidemment, il ne s’agit pas du premier passage de Paco sur TVE, ni même de la première fois qu’il y joue ce morceau. Déjà, en 1973 il mettait en scène sa composition ibèro-tropicale avec son style tout personnel ; puis en 1975, encore. Pourtant en 1976, la saveur est différente, et le contraste, à l’image et dans le musical, même minime, est saisissant – c’est vraiment la basse, pour moi. L’époque a changé. Peut-être que je justifie a posteriori, mais qu’importe je n’en démordrai pas : avec cette prestation, le flamenco entame une mue irréversible, que poursuivront Enrique Morente avec Omega ou même, plus proche de nous, Rosalía. Il devient autrement une musique populaire, fait peuple autrement. La communauté change d’échelle, s’élargit et une mystique, un être-ensemble se transforme. Des choses se perdent, d’autres apparaissent, c’est ainsi que va le monde. Et c’est finalement de cette chose très simple dont nous parle ce moment de télévision sidéral.

Juke et rap français : retour sur une liaison secrète

Musique Journal a la joie d’accueillir aujourd’hui un nouveau contributeur qui s’appelle David Bola. Il nous parle de la ténébreuse connexion entre le rap français et la scène juke et footwork, entreprise dans les années 2000 par le crew francilien Nightmare Juke Squad.

Musique Journal - Juke et rap français : retour sur une liaison secrète
Musique Journal - Entre city pop et guinguette MIDI, la subtile pollinisation de Pierre Barouh

Entre city pop et guinguette MIDI, la subtile pollinisation de Pierre Barouh

Aujourd’hui, laissons-nous toucher au coeur sans médiation par le tendre universalisme franco-nippon de la chanson « Le Pollen » et par l’album du même nom, signé Pierre Barouh et présenté ici par Dan Bensadoun.

Le fanzine Ventoline dit non à la critique musicale phallocrate

Le premier numéro du fanzine Ventoline donne la parole à des femmes qui adorent la musique mais qui jusqu’ici ne s’étaient pas senties très autorisées à en parler.

Musique Journal - Le fanzine Ventoline dit non à la critique musicale phallocrate
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.