J’ai grandi avec cette idée relativement simpliste qu’il y aurait deux types de rappeurs. Et que ces deux rappeurs-types seraient deux mecs qui se chamailleraient sans jamais pouvoir s’entendre, notamment sur le terrain des paroles. Que pour l’un, les textes comptaient vraiment, et que pour l’autre on pouvait presque s’en passer, ou du moins se concentrer sur le son des mots, leur signifiant, leur texture purement musicale – citons l’exemple (consensuel) de Wonder Mike en ouverture de « Rapper’s Delight » : « I said a hip-hop, the hippie, the hippie/To the hip, hip-hop and you don’t stop the rockin’/To the bang-bang boogie, say up jump the boogie/To the rhythm of the boogie, the beat ».
Dans la première catégorie, il y aurait encore deux branches : les réalistes d’un côté, et les stylistes de l’autre. Ou selon les terminologies usuelles, d’un côté un rap qui serait conscient, donc solidement ancré dans une réalité dont le texte serait comme le témoignage, sans métaphores : par exemple, le couplet de stic.man de dead prez sur le morceau « They School » où il se remémore des souvenirs d’adolescence à l’aide d’images (« Front row, every day of the week, 3rd period »), de marqueurs temporels (« Right around the time 3rd Bass dropped the Cactus Album ») et spatiaux (« I got my diploma from a school called Rickards ») extrêmement aiguisés. Et puis d’un autre côté il y aurait donc ce rap de stylistes, à qui on n’accorde pas toujours ce titre de clairvoyance sous prétexte qu’il serait abstrait, opaque et gazeux à la fois, et dont le matériau principal serait la fabulation, le délire, ou le chimérique, du genre Kool Keith qui se vit en gynécologue crapuleux sous son alias Dr. Octagon.
Pour bon nombre d’observateurs, il s’agit souvent de débusquer les vrais rappeurs des faux rappeurs, ceux à qui c’est arrivé pour de vrai, de ceux qui font franchement genre et sont dans la fiction pure. Et je me dis que c’est quand même fou cette façon dont l’élection de la musique comme simple hobby (ou raison de vivre) peut parfois transformer des gens normaux, et plutôt sympas dans la vie de tous les jours, en inspecteurs des travaux finis, voire en flics mentaux qui passent leur temps à vérifier que ce qu’ils entendent est bien conforme à ce qui a été vendu et posé sur plan, comme si les rappeurs leur devaient quelque chose. C’est fou comme la simple appréciation doit passer par une expertise des plus approximatives au regard de ce qui est perçu comme un édifice assimilable et réductible à une formule. Et comme c’est dur, parce que long, de se défaire de cet œil procédurier pour apprendre à écouter la musique un peu autrement.
Ce compartimentage me paraît bel et bien stérile parce que n’importe quel enregistrement est déjà une digestion, une mise à distance d’une certaine réalité, aussi « vraie » puisse-t-elle être. Et aussi parce qu’en tant qu’auditrice je me rends compte que même lorsqu’il s’agit de rap « à textes », je me concentre autant sur le « sens » que sur une série d’à-côtés, des effets de prosodie, la manière dont des accents sont marqués sur certains mots, les tics et leurs effets sur le corps, l’aspect plus manifestement « musical » du rap (qui de toute façon ne disparaît jamais vraiment juste parce qu’un artiste conscient l’aurait décidé, de la même manière que chez Wonder Mike, ou Playboi Carti, les mots gardent ne serait-ce que résiduellement leur sens courant), de manière à mieux assumer le fait de ne pas toujours chercher à comprendre, ou de chercher à relate (ce serait pas décent) à ce qui serait raconté tout en lui concédant une profondeur intrinsèque.
Tant pis si cette référence fait tache mais il y a peu, j’ai relu le recueil Nœuds de vie de Julien Gracq, et dans ses mots à propos d’une impossible définition de la poésie j’ai vu quelque chose qui a résonné fortement avec la manière dont je perçois le rap. La mission de la poésie serait, selon Gracq, « de mettre en contact immédiat les séries matérielles et mentales les plus éloignées, et de préférence les plus incompatibles, non seulement aux yeux du bon sens vulgaire, mais à la lumière réfléchie de la dure expérience vitale [et ] (…) se présente ainsi (…) comme un court-circuit (…) qu’à partir du moment où l’on s’aventure au-delà du réseau de coordonnées construit par les sens ou par la mentalité logique asservie aux fins pratiques. »
Trois rappeurs me viennent à l’esprit pour illustrer cette idée d’une écoute de ces courts-circuits, qui dépasserait l’exigence cloisonnante de la « véracité ». Leurs exemples permettent durablement, me semble-t-il, de dépasser les clivages évoqués plus haut dans la manière de mettre en « contact immédiat » deux polarités.
Je pense d’abord aux errements fabuleux de Rx Papi, tout entiers rendus sensibles dans sa « Therapy Session » de 18 minutes enregistrée en 2021, à l’époque où le rap conspirationniste et glacé des natifs de Rochester parvient jusqu’à chez nous. Je ne me risquerais pas à comparer son style à de l’écriture automatique, mais davantage à une forme de divagation, encadrée notamment par les limites de la mesure, à la manière d’une comptine pour enfants dont le sens se reconfigure en permanence tout en restant tenue par une idée générale (ou ici la rime en « baby ») : « I don’t pull stunts, bitch, I’m not DaBaby / I will slap the fuck outta you and your baby / I had four pockets full before Lil Baby / I been throwing’ fours before Lil Baby / I’m the boss don, I’m not a lil baby / FN bullets bigger than a baby / These ni**as overrated like DaBaby / I hate when my bitch try and bump DaBaby / I hate even more when she bump Meg Thee Stallion / Definition of a stallion is male horse / I’ma just make that clear if you wasn’t sure. » Un semi-freestyle introspectif qui accepte sa démarche analytique, donc qui ne cesse de faire dériver et dégénérer le sens, mais se rattrape toujours in extremis – à la limite du offbeat, à la limite du non-sens – en retombant sur ses pattes, ou sur sa marotte.
Les deux autres courts-circuits qui me hantent ces derniers temps ont en commun de venir de Memphis. Il s’agit d’un morceau de Juicy J sorti en 2015, puis du début de carrière, dans les années 1990, de Kingpin Skinny Pimp, dont vous connaissez peut-être la sombre histoire. Memphis ne saurait se détacher de l’ombre, tellement mythologique qu’on se demande si elle a bien existé, d’Elvis Presley, mort en 1977. La métropole est aussi celle de l’assassinat de Martin Luther King, en 1968, alors que celui-ci s’y rendait en soutien à une grève des éboueurs noirs. Ce que racontent les rappeurs nés dans les eaux de ces deux décès, c’est à quel point ça a pu être oppressant de grandir, d’autant plus lorsqu’on est noir, dans la ville qui a tué le symbole de sa propre libération, ce qui a entériné un sentiment durable de honte et de culpabilité. La journaliste Zandria Robinson, native de Memphis, dit que les gens y sont tristes, et que la musique qu’on peut y entendre est son livre d’histoire sonore. Et ce que je me raconte, c’est que si la musique de Three 6 Mafia est dans un premier temps si funeste, ce n’est pas juste du fait de la passion pour les films d’horreur de ses trois membres fondateurs, DJ Paul, Lord Infamous et Juicy J.
Cela donne exemplairement un morceau comme le diss « Live By Yo Rep », sorti sur leur premier album Mystic Stylez en 1995, où une fausse journaliste interroge tour à tour chacun des membres du groupe pour leur demander ce qu’ils feraient si on essayait d’aller jouer sur leur terrain. On y entend Lord Infamous énumérer les pires sévices possibles et imaginables, enjoindre leur invité Skinny Pimp à faire de même, etc… Le groupe s’éloignera par la suite des comptines macabres, qui font la part belle aux corps épluchés que l’on découpe en rondelles avant de les renvoyer chez leur mère, pour aller du côté d’une musique plus festive qui entend surtout démembrer le club en y foutant le bordel.
Depuis le début des années 2000, Juicy J poursuit une carrière solo, en parallèle des fluctuations et recompositions de Three 6 Mafia. Les projets s’enchaînent et la formule reste la même : des ritournelles ankylosées, des refrains crachés jusqu’à la nausée sur une prod réduite à peau de chagrin. « All I Need (One Mo Drank) », sorti en 2015 en featuring avec K CAMP, contient en son cœur une confession bouleversante. Une confession qui est en mesure d’en être une justement parce qu’elle ne se présente pas comme l’objet premier de la chanson.
Le morceau s’ouvre par un refrain entonné par K CAMP qui demande une boisson, deux blunts, trois bitches, quatre zips et cinq minutes de plus. Le premier couplet de Juicy J est assez déplaisant : il y détaille très explicitement la manière dont il va baiser toutes ces « hoes ». Et c’est à peu près tout ce qu’il se passe pendant ces deux premières minutes léthargiques, pas spécialement inspirées et presque tristes, où personne ne semble y croire. Dans le clip, qui se déroule dans une maison lors d’une soirée, les deux hommes s’agitent péniblement au milieu des danseurs et danseuses, un gobelet à la main, des lunettes de soleil sur le nez. Un « yeah-ooooh » idiosyncratique se fait entendre, la prod se rompt en deux et le second couplet de Juicy J démarre par un constat résolument amer, et complètement hors-sujet au regard de ce qui a été entendu jusqu’alors : « Damn I miss the nineties. »
Pour ce qui est du clip, c’est encore plus frappant. Un montage effréné des clips de Three 6 Mafia laisse place à toute cette parade initiale. Montage qu’on retrouve diffusé silencieusement par la télé d’une chambre d’hôtel vide, que Juicy regarde, vêtu d’un costume. Il s’attelle alors à raconter l’histoire du groupe avec un sens du détail que je ne lui connaissais pas (« Even had to sell my whip to pay for studio time »), une frontalité inattendue (« Then the problems started picking up, posse start splitting up / People started switching up, we still not giving up »). Après son premier couplet égotique, la dernière phrase de son second couplet (« Bring me one more drank, while I sit and reminisce ») finit de renverser la donne et la forme habituelle de la confession. L’intoxication par l’alcool est auto-infligée, subie, et si on la revendique un temps fièrement, elle cache en fait quelque chose de plus difficile à assumer, entre noirceur d’âme et fragilité. Dans ce morceau qui avance masqué, c’est seulement au détour d’un couplet que quelque chose advient mais détruit tout sur son passage. Il permet de faire briller ce qui ressemble peut-être à un paradoxe, à savoir que l’authenticité, la « vérité » peut naître des suites d’une grande artificialité et d’une mise en scène active de soi. Et pour revenir à ce que j’évoquais en début de texte, je trouve enfin ma passerelle. Juicy J m’apparaît comme un rappeur qui ne serait ni un réaliste ou un styliste, mais plutôt les deux à la fois, tour à tour, qui pratique autant l’imitation du vécu qu’une déformation plastique du réel, pour créer sa propre vérité. Ni atteinte, ni trouvée, ni reproduite, mais bien créée avec les outils du langage.
Cette vérité créée peut aussi être produite non plus par les outils du langage mais avec ceux, plus manifestes, du studio d’enregistrement, comme va le montrer maintenant l’histoire proprement hallucinante de Kingpin Skinny Pimp et de Lady Bee. Le genre d’histoires dont on ne sait exactement à quel point elle relève du mythe, entre autres car on ne peut s’en référer qu’à une petite somme d’informations, égrainées sporadiquement depuis des décennies sur des forums, ou ramassées et résumées sous la forme d’articles amateurs dont les auteurs, si mobilisés dans leur quête d’authenticité, tentent de reconstituer le fil des évènements en contactant parfois directement les intéressé.es.
Kingpin Skinny Pimp, que j’évoquais au détour du diss de Three 6 Mafia, est sans doute l’un des noms les plus illustres du Tennessee à la faveur du classique absolu King Of Da Playaz Ball, sorti en 1996. Sa première tape – collaborative, certes – remonte à 1993, alors qu’il n’a que 17 ans. La même année, il fait davantage œuvre en qualité de producteur, notamment pour son épouse Barbara qu’il « lance » – si l’on reste dans la logique du proxénétisme dont il se revendique – du même coup dans la musique. Barbara a dix ans de plus que Skinny et elle le rappe fièrement (« I’m thirty bitch, you dirty bitch ») sur le premier morceau de Something For The Streets qu’elle sortira sous le nom de Lady Bee.
La tape est un petit succès, sauf que le mariage tombe bientôt à l’eau à cause des infidélités de Skinny. Mais avant que le divorce ne soit finalement prononcé en 1995 et que Barbara ne le clame fièrement sur sa plaque d’immatriculation, Skinny a eu une idée des plus tordues. Barbara ne travaillera plus avec lui ? Qu’à cela ne tienne, mais lui va continuer malgré tout de capitaliser sur son nom en sortant d’autres disques présentés comme ceux de son ex, titrés Something For The Streets 2 et Strictly For That Ni**a. Sauf que sur ces deux projets, ce n’est plus du tout Barbara qui rappe, mais bien lui. Skinny écrit les textes de son point de vue à elle, enregistre sa voix en studio et la pitche de telle sorte à ce qu’on puisse la prendre pour une voix féminine. Les raisons à cette imposture sont nombreuses selon les internautes (qui évidemment sont tous spécialistes en psychologie), et j’irais un peu dans leur sens en constatant, moi aussi, que ces deux tapes prennent vraiment la forme d’une catharsis pour cet homme qui, à même pas 20 ans, est déjà fraîchement divorcé et semble franchement regretter d’avoir perdu ce qu’il se représentait sans doute comme l’amour de sa vie. Un morceau, qui s’éloigne un peu du registre obscène de Strictly For That Ni**a, vient rendre tout cela particulièrement éclatant. « My Man », c’est en effet l’histoire du mec de Lady Bee qui s’est enfin rangé, qui va à l’église et lui a acheté une maison, avec jardin et piscine. Sauf que c’est écrit par le mec en question, ou plutôt par celui qui ne s’est pas montré à la hauteur, et a perdu son titre de mari. Prendre cette voix-là, cette voix féminine qui aurait fait de lui, s’il avait été démasqué, un rappeur que l’on aurait accusé – pour euphémiser – de ne pas être au clair avec sa sexualité, constituait probablement le seul moyen possible pour lui d’exprimer une forme de vulnérabilité et de tristesse, ce qui rend aussi son auto-critique tout particulièrement touchante, parce qu’elle se met à la place de ce qu’aurait voulu celle à qui il a fait du mal : elle décentre le sujet, tout simplement. Si les confessions clandestines de Kingpin Skinny Pimp, tout comme celles de Juicy J, me semblent si précieuses, c’est bien qu’elles rendent compatibles ce qui ne cesse habituellement de s’exclure.