Andy Warhol écoutait ces dix morceaux en boucle (selon Michel Bulteau)

VARIOUS Death Discs
Playlist de Michel Bulteau via Andy Warhol, 1958-1964
MAHOGANY BRAIN Smooth Sick Lights
Pôle/Spalax, 1976/1997
Écouter
YouTube
Écouter
YouTube
Musique Journal -   Andy Warhol écoutait ces dix morceaux en boucle (selon Michel Bulteau)
Chargement…
Musique Journal -   Andy Warhol écoutait ces dix morceaux en boucle (selon Michel Bulteau)
Chargement…
S’abonner
S’abonner

Michel Bulteau est avant tout un écrivain : il a fait partie d’un groupe de jeunes auteurs qui se faisaient appeler les « poètes électriques », au début des années 1970, avec entre autres Matthieu Messagier, Patrick Geoffrois, Jacques Ferry ou Zéno Bianu. Il a aussi signé de nombreux essais et traduit pas mal de livres, dont un roman de Denton Welch que j’adore, Soleils brillants de la jeunesse. Les fans de Roberto Bolano savent aussi qu’il apparaît en tant que personnage dans Les Détectives sauvages et qu’il serait même intervenu en tant qu’acteur dans un documentaire sur le Chilien. Ci-dessous un extrait du Manifeste électrique aux paupières de jupes paru au Soleil Noir en 1971.

Si les lettres sont donc son domaine de prédilection, il a également réalisé une vingtaine des courts métrages expérimentaux et – c’est de cet aspect de son œuvre dont nous allons parler aujourd’hui – signé ou co-signé une petite dizaine de disques, certains en sa qualité de poète non-musicien qui lit ses textes, d’autres où il joue et chante. Des travaux qui se situent entre des expériences free rock, à la fois très lo-fi et très visionnaires (il y a bien vision, mais en très basse résolution), sous le nom de Mahogany Brain, et des gestes plus tardifs, plus retenus, en collaboration avec Jean-François Pauvros, Ernie Brooks (bassiste des Modern Lovers et des Necessaries aux côtés d’Arthur Russell), Elliott Smith, Nicolas Kantorowicz de Sporto Kantes ou encore Mary X, duo post-rock nancéen. 

Et puis dans un de ses livres, La reine du pop, publié en 2001 aux éditions La Différence, Bulteau a rédigé une liste de chansons, une playlist comme on disait déjà, composée de titres que, d’après lui, Andy Warhol écoutait en boucle. Je savais que Warhol avait pour habitude d’ainsi « poncer » les titres qu’il aimait pendant ses journées de boulot à la Factory. En revanche, j’ignorais que Bulteau l’avait fréquenté et c’est ce que j’ai appris dans cet ouvrage consacré comme son nom l’indique au pop art et à ses figures, dont forcément son « pape », mais aussi des artistes que je connaissais moins, comme Gerard Malanga, voire pas du tout, comme Ray Johnson, précurseur oublié. L’écrivain-cinéaste-musicien français était donc allé vivre à New York entre 1976 et 1978 et y avait fréquenté le plasticien péroxydé et ses amis, ainsi que la scène punk, au Max’s Kansas City. C’est ainsi une connaissance de première main dont nous fait part l’auteur dans ce recueil de souvenirs et de réflexions, même si bien sûr la playlist n’a pas été validée par l’intéressé, qui était mort depuis longtemps quand l’ouvrage est sorti, et qu’elle n’est présentée par Bulteau qu’en tant que « possible liste », et aussi – à propos de mort – comme une « liste noire », puisqu’elle réunit ce que ce dernier appelle des death discs, sortis dans les années 1950 et 1960.

Ces death discs, ce sont des chansons dont les textes racontent le décès tragique de l’être aimé (accidents de voiture, mais aussi d’avion et de train, ainsi qu’une histoire de fleuve qui emporte non pas un mais deux amoureux), et datent d’une période pas encore tout à fait pop, en tout cas pas pop au sens Beatles/Motown/Spector du terme, même si on compte un tube des Shangri-Las, ainsi qu’un titre de Roy Orbison.

Ce qui m’a étonné voire perturbé, avant que je ne me reprenne, c’est que ces dix chansons ne m’ont pas paru du tout correspondre à l’idée que je me faisais de ce que ce qu’écoutait Warhol, et encore moins à l’idée de l’esthétique warholienne telle que je croyais la concevoir sur le plan musical. Avant tout parce que je me suis dit qu’il s’agissait de morceaux planplan, situés sur le créneau de la variété étasunienne à l’époque, quelque chose de conservateur rétrospectivement, mais peut-être aussi sur le moment, sachant qu’à la même époque se vendaient déjà du rock’n’roll beaucoup plus dévergondé et du jazz déjà très très libre. Sauf que je me suis rappelé que Warhol, en dépit de son image avant-garde et de son association avec le Velvet et le cinéma expé, avait toujours cultivé des goûts populaires, voire populistes, dans une posture qu’on peut résumer aujourd’hui à du snobisme inversé. Ce qui explique donc en fait très bien ce choix de bluettes et de rengaines tire-larmes, qu’il devait peut-être percevoir comme des expériences par procuration de la naïveté juvénile, des petites tragédies à vivre by proxy.

Il s’agit d’une sélection qui pourrait sans problème se retrouver sur Netflix en bande originale d’une série ou d’un film rétro, avec de la reverb et des trémolos en veux-tu en voilà, des petits chœurs au coin du feu, des passages parlés et des arrangements qui ne dosent pas toujours bien leurs effets. Des choses qu’on sait interprétées par et pour des jeunes, à la base. J’essaie donc, alors même que je les écoute, d’extraire ces chansons des industries culturelles auxquelles je les associe, et tente de me mettre à la place de Warhol, qui cela dit ne devait déjà plus être jeune du tout quand il les a découvertes, puisqu’il est né en 1928. Né en 1949, Bulteau aurait lui pu être davantage la cible, même si je ne suis pas sûr que ces 45-tours aient voyagé outre-Atlantique, mais bref c’est donc plutôt à son écoute que je pourrais m’identifier. Et je dois reconnaître que ça reste difficile de se projeter aussi loin, surtout avec une musique si connotée, si instrumentalisée par des forces extra-musicales. Peut-être qu’il faudrait que je me les joue vraiment en boucle comme le faisait feu Andy, que ça devienne une installation sonore à domicile, qui au bout d’un moment prendrait une nouvelle texture ou une nouvelle signification (ce qui ici serait à peu près la même chose). 

Ce qui m’a laissé dans l’interrogation aussi, c’est que la musique enregistrée par Bulteau lui-même n’a aucun rapport, même de loin, avec ces chansons mortuaires réunies dans La reine du pop. Quant à sa poésie, du moins celle qu’il produisait à ses débuts tel l’extrait posté plus haut, elle ne s’apparente selon moi pas clairement à à la musique qu’il faisait au même moment, c’est-à-dire au sein du projet Mahogany Brain, dont les deux albums With (Junk Saucepan) When (Spoon Trigger) et Smooth Sick Lights ont été réédités voici quelques années par Souffle Continu et Siltbreeze. Et bien sûr, elle ressemble encore moins à sa playlist warholienne, quoique l’usage de mots anglais chez les poètes électriques puisent sonner « pop ». C’est donc un Bulteau purement auditeur qu’on lit à travers cette liste, un Bulteau peut-être plus éclectique que la moyenne des esthètes de son époque, où j’ai l’impression que les milieux rock ou punk ne s’entichaient pas – ou en tout cas pas sans distance, pas sérieusement – de ballades à l’eau de rose des fifties. Mais peut-être que je me trompe.

Toujours est-il que depuis une semaine j’écoute en boucle le deuxième disque de Mahogany Brain, qui pourtant n’a rien d’un album catchy, y compris pour celles et ceux qui dans la catégorie catchy mettent Captain Beefheart et White Light White Heat. Je l’écoute en boucle sans jamais vraiment le remettre au début car je ne sais jamais par quel morceau recommencer. Ou disons que, le plus souvent, je commence par la dernière plage, qui dure une vingtaine de minutes et fait donc la moitié de l’audio YouTube, et qui est un bonus track ajouté à la première réédition du disque, sortie chez Spalax en 1997, mais évacué de la version Siltbreeze. 

Tant que nous sommes dans les digressions Discogs, je précise que l’édition originale de Smooth Sick Lights, chez Pôle, date de 1976 alors que l’enregistrement lui-même date de 1972. Il faut aussi signaler qu’une deuxième édition sera publiée en 1977 chez Tapioca (label éphémère fondé par Jean Karakos, après BYG et avant Celluloid, sur lequel sortira, sachez-le, le premier 45-tours de Téléphone), gâchée par une erreur de pressage plutôt salée puisque sur la face B avait été gravée la face B d’un autre disque de ce label, celui d’un groupe prog nommé Melody, dont le travail ne ressemble que très peu à celui de la formation de Bulteau.

Dans un vieil Audimat – le numéro 7 –, le plasticien et critique Arnaud Maguet parlait de deux disques signés par des écrivains français, à savoir Obsolète de Dashiell Hedayat aka Jack-Alain Léger et le premier LP de Mahogany Brain. Il exprimait sa déception quant à ce dernier, qu’il avait mis du temps à se procurer et dont il attendait beaucoup puisqu’il aimait depuis longtemps la poésie de Bulteau. Il parle d’un « disque fainéant », où les différents instrumentistes donnent l’impression ne se prêter aucune attention les uns aux autres. Ça m’a fait rire, dit comme ça, et je crois que je suis bien d’accord avec lui, mais d’une certaine façon, en surface, on pourrait dire à peu près la même chose du second 33-tours du collectif assemblé par le poète électrique. Pourtant, comme une évidence, il se passe un truc d’écoute entre les musiciens, qui restent placides dans leurs intentions mais ont cette fois-ci l’air de vouloir faire un bout de chemin ensemble. Ce qui marque, surtout, par rapport à With (Junk Saucepan), c’est que le rapport au rock, voire au blues, fait moins dans le tourisme. Les mecs n’ont pas de complexes à jouer avec les règles ou à déconstruire l’idiome. La vérité de mon ressenti, c’est que par moments ça m’a fait penser à un obscur live de Royal Trux à leur « grande » époque, ou à une cassette nineties des Dead C (dont je parlais l’autre jour et qui ont été eux aussi chez Siltbreeze). Pour le dire autrement, ça pourrait être un truc avant-garage chroniqué par Byron Coley dans sa colonne pour The Wire. Alors qu’en fait ce sont des petits Français soixante-huitards qui pourraient être figurants dans La Maman et la Putain et qui n’ont sans doute encore jamais entendu le mot punk. 

Une forme de détente corporelle plane sur ces plages, malgré un certain stress, comme une incapacité à se tenir en place. On est au bord de craquer mais cette tension réussit curieusement à faire du bien car elle se révèle habitable, on comprend qu’elle ne va pas vers la résolution catastrophique et préfère zoner dans quelque limbe, sans faire basculer quoi que ce soit. C’est un bel exemple de musique démobilisée et démobilisante, si on veut, improvisée et enregistrée en une après-midi, par le « célèbre » Jef Gilson. 

Comme dit plus haut, Bulteau a démarré une deuxième partie de carrière musicale presque vingt ans après la fin de Mahogany Brain, et depuis il a sorti plusieurs projets où son rôle consiste principalement à déclamer ses textes sur des musiques composées par d’autres. Des disques pas trop streamables dans l’ensemble, mais un titre charmant traîne sur YouTube, il dure une minute trente et parle d’Elizabeth d’Autriche sur une instru velvetienne light. Un peu de forme fixe et de brièveté, ça fait aussi du bien après 45 minutes de Mahogany Brain.

PS : je ne l’ai pas encore écoutée mais il existe une série d’entretiens France Culture réalisés en 1995 et consacrés au rapport au rock de Bulteau.

PPS : un lecteur vigilant et érudit vient de me signaler qu’en 2006 le label Ace avait sorti une anthologie de death discs, qui comporte six des titres sélectionnés ici par Bulteau !

L’utopie Pancrace et ses greffes humain-machine

Depuis dix ans, le quintette franco-austro-britannique Pancrace travaille la musique pour orgue en mêlant le numérique au mécanique et l’improvisation à la composition. En découvrant leur époustouflant dernier album, édité chez Penultimate Press, Mathias Kulpinski a songé à une phrase de Gilles Deleuze sur la peinture abstraite et les « greffes de code » entre machines et humains.

Musique Journal - L’utopie Pancrace et ses greffes humain-machine
Musique Journal - Christina DJ et B.A.E, des ambianceuses 4 étoiles pour la seconde génération du coupé-décalé (+ une zouglou surprise)

Christina DJ et B.A.E, des ambianceuses 4 étoiles pour la seconde génération du coupé-décalé (+ une zouglou surprise)

Qui dit week-end dit fiesta et enjaillement : Loïc Ponceau va gâter le coin ce samedi avec deux albums féminins de coupé-décalé – un genre musical calibré pour faire fondre les calories, d’abord apparu dans la communauté ivoirienne de Paris – aussi vivaces que brûlants : Déesse Atalakou de Christina Dj et Cri d’Afrique du duo B.A.E.

Rituels bruitistes et méthodiques des Indiens d’Amazonie [archives journal]

Cette semaine se clôture donc sur le continent américain, mais l’ambiance change du tout au tout ! Direction l’Amazonie brésilienne et les fascinants rituels Asurini et Arara, enregistrés par l’ethnomusicologue Jean-Pierre Estival. Des sonorités abruptes qui amenèrent notre cher Etienne Menu a formulé, en 2019, cet énoncé sans appel : « les Instants Chavirés n’ont plus qu’à se délocaliser au Moyen Xingu ».

Musique Journal - Rituels bruitistes et méthodiques des Indiens d’Amazonie [archives journal]
×
Il vous reste article(s) gratuit(s). Abonnez-vous pour continuer à nous lire et nous soutenir.