Dilla, Mobb Deep, Luke Vibert, The Field : ce que sampler veut dire (1)

MOBB DEEP, HERBIE, QUINCY, DILLA, DIONNE, JADA, THE FIELD, LIONEL RICHIE, LUKE VIBERT, RUPIE EDWARDS Ce que sampler veut dire (1)
1969-2024
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Laura Courty écrivait l’autre jour sur sa pratique de pianiste et d’auditrice à travers son expérience des accords de piano, et ça m’a donné envie de vous parler à mon tour d’un geste musical qui m’obsède depuis longtemps, tant en fabriquant de la musique qu’en en écoutant : c’est le sampling. Je vous propose donc d’ouvrir ici une série forcément protéiforme et dont je ne peux pour l’instant prévoir l’étendue, consacrée à cette figure de la musique auralisée qu’est l’échantillonnage. Un item auquel je vais tenter de donner corps à travers mon parcours d’auditeur et de musicien tout en tentant de « monter les choses en généralités », comme on dit, histoire de mieux comprendre ce que sampler veut dire.

Tracer les contours du fragment et de l’échantillonnage est une chose insensée. Car faire de la musique, c’est déjà, bien sûr, récupérer, transformer, prendre à d’autres, soustraire, recomposer, et cela bien avant que l’enregistrement ne soit à l’ordre du jour. Alors oui, l’émergence de l’objet sonore est un bouleversement immense, d’où découlent des « musiquer », des sons et des esthétiques, des ontologies, même. Le lecteur à bandes, le vinyle, la boîte à rythmes et autres instruments échantillonneurs, le sampler, l’ordinateur : voici des technè qui changent tout. Pourtant, en desserrant un peu la focale, on pourrait assurer, un peu blasé·e, que rien ne change vraiment. Faire une reprise et sampler, ce n’est pas si loin, et si on y réfléchit parler d’échantillonnage à l’ère aurale, c’est simplement parler de musique.

Sampler, échantillonner, c’est fragmenter, prendre des bouts du monde, préalablement réifié par l’enregistrement ou non. Tout peut être sample en ce bas-monde, comme le rappelle sans cesse Matmos, Luc Ferrari ou tous les cuiseurs d’instrus du rap. Les fragments, qu’ils soient littéraux, détournés, métonymiés ou rabotés jusqu’à être méconnaissables, transforment le cours du récit. Quand on va à leur recherche, que l’on se met soi-même à découper et ausculter, cela change également l’écoute, à tout jamais. C’est alors que l’on entend les morceaux dans les morceaux, parallèlement et ensemble ; ce qui était déjà le cas quand les musicien·nes s’inspiraient les un·es des autres, mais qui a pris une ampleur inédite avec la possibilité de réécouter à loisir et ce, en ralentissant la vitesse de lecture. La musique est ainsi devenue une fractale vivace et démente, une science plurielle de la citation où l’audition se dédouble.

Avec le sample, il est question de matière, de sensualité et de mémoire, certes ; mais en son creux ce qui se loge toujours, souvent imperceptible, c’est un rapport de force engageant l’éthique. Qui sample qui ? Comment ? Quand ? Acte de piraterie et de bravoure insensé, pillage en règle, juste réappropriation, rééquilibrage, hommage : sampler, ce peut-être tout cela. Quand le faible prend au fort, il s’accapare un peu d’une puissance sinon inaccessible, magique (comprendre : technique, matériel et financière). La force de frappe de certains studios semble alors à portée de main. À l’inverse, quand le fort dévalise, il efface, purement et simplement. Ce sont bien évidemment des processus complexes et fluides passant d’un état à l’autre, mais qui se vérifient presque toujours – Timbaland a beau être afro-descendant et étasunien, en pillant Warda pour « Don’t Know What to Tell Ya », il agit en bon impérialiste solide sur ses appuis. Comment on sample dit notre rapport à l’autre.

Ma première interaction avec un sample (du moins la première dont je me souvienne) eut lieu sans surprise en écoutant un morceau de rap. Quand j’entends pour la première fois « Shook Ones (Part II) » de Mobb Deep, c’est quand je vois 8 Mile au ciné à 11 ans, en 2002. Autant vous dire qu’après une courte vie surtout bercée par des concerts de SMAC, la vérité de ce qu’un juste assemblage peut faire me fend la gueule en deux. Le collage est parfait, tant que le résultat confine à l’alchimie : une batterie droite et dépouillée, jusque ce qu’il faut en arrière, un arpège de piano qui hésite entre la menace et la douleur mais dont la ritournelle ne rompt jamais, une sirène tout aussi inquiétante. Quelques secondes empruntées à Herbie, à Quincy, mais aussi à un obscur et flamboyant big band des années 1970 se rencontrent, et dans la grâce d’un agencement équilibré subsiste un peu d’éternité.

Les altérations ne sont pas appuyées : quelques équalisations, cette réverbération caverneuse sur la caisse claire, les ralentissements de rigueur et c’est presque tout. En fait, ce qui transforme ici, c’est la façon de mettre en relation, de décontextualiser en transplantant ce qui a été prélevé dans un nouvel environnement. En cela, cette part II qui cite la première version de « Shook Ones » – elle-même porteuse d’un sample ralenti juste avant le point de non-retour – reste une énigme magnifique. Dans la dissection, la félicité ne diminue pas, on peut admirer la découpe franche, l’ascèse d’un montage évident mais invisible, mais surtout à quel point l’oreille de celui qui sample, Havoc en l’occurrence, est tout sauf un réceptacle. Les éléments trônent tous, parfaitement indépendants, mais sont dans le même temps devenus inséparables. Les traités et l’orthodoxie volent en éclats, c’est le mode survie de l’objet sonore qui vient tout transpercer et irradie dans son épure.

Il y a la prise de conscience, puis le passage à l’acte. Sans plus d’originalité de ma part, c’est le Donuts de Dilla qui me donne envie de m’essayer au morcellement. Cette œuvre encensée est un rêve, une vibe où d’innombrables bulles dialoguent, se coupent la parole. James Dewitt Yancey a le pouvoir de rendre les grilles molles, de s’en extraire ; ses miniatures abstraites et concentrées ont transformé pour toujours le sampling et ouvert la voie à une nouvelle école. Et en moi, le batteur maladivement opposé à toute forme de structure et de rigueur qui commence à prendre forme reconnaît en Dilla là un saint patron.

Je pense honnêtement avoir écouté « Stop » plusieurs centaines de fois juste pour comprendre comment il était possible de faire cohabiter Dionne Warwick et Jadakiss au sein d’un même édifice, sublime, où rien ne se perd ni ne s’efface, de les citer de manière si explicite sans que cela ne confine au remix – encore aujourd’hui, quand j’entends « You’re Gonna Need Me » de Dionne, il m’est impossible de ne pas penser qu’il s’agit d’une version tronquée, amoindrie, de ne pas sentir le vide laissé par les interventions de Jada, qui n’a pourtant jamais été là. Les voix se bousculent elles-mêmes et entre elles, instables et remuantes, se télescopent sans cesse et fondent un récit commun. La foule de mouvements et de micro-actions effectués sur la MPC 3000 est stupéfiante : Dilla coupe, ellipse, malaxe, fait entrer puis disparaître, toujours au bon moment, donne la sensation d’un groove autophage, ramassé et élastique. L’agilité du musicien est telle que son geste disparaît, laissant l’auditeur·ice sidéré·e, comblé·e, toujours a essayer de comprendre ce qui vient de se passer.

Il y a donc eu pour moi Donuts, puis une année plus tard une seconde épiphanie, dans un style totalement différent mais que j’estime pourtant complémentaire. Quand The Field sort From Here We Go Sublime sur Kompakt, en 2007, mon horizon du sampling s’élargit encore. Je peux piocher n’importe où, agencer en m’échappant des grilles, mais aussi utiliser la MPC pour faire bien des choses différentes. Avec « A Paw in My Face » et son concassage buté d’un pont du « Hello » de Lionel Richie (qui apparaît dans les dix dernières secondes), l’échantillonnage devient microscopique, il est possible d’aller chercher des artefacts sinon insignifiants qui, par la répétition prennent une ampleur inédite ; et de ceux-ci, tirer un jus dont les saveurs semblent à chaque écoute se diffuser d’une nouvelle manière. Sampler c’est aussi cet acte de défi : on prend ce que les autres n’ont pas décelé, n’ont pas osé, pour en faire ce que l’on veut, ou alors on prend ce qui l’a déjà été mille fois. Il n’y a rien de sacré, pas de limite. La Three.6 et un punkos suédois reconverti dans la minimale de salon peuvent coexister ; des alternos peuvent choisir de s’attaquer à Enya malgré les Fugees. Les mavericks côtoient les petites gens, il n’y a plus de rue à traverser ; on te dépouille, n’importe où, avec plus ou moins de douceur. Sampler, c’est rendre profane, faire communiquer, horizontaliser.

Si Axel Willner donne la clé de son énigme à la toute fin de son morceau, d’autres excellent dans l’effeuillage avec beaucoup plus de subtilité. En 2015, Luke Vibert lâche Bizarster sur Planet Mu, un album très bonne ambiance voire kermesse, sur lequel il est possible de danser quasiment du début jusqu’à la fin – ce que je ne me suis pas empêché de faire, je peux vous le dire. Un titre en particulier me faisait et me fait d’ailleurs toujours dévisser à coup sûr : « Officer’s Club », avec sa citation du « Ire Feelings » de Rupie Edwards. Le cut de la voix de Rupie, ce « skanga » iconique, entre d’abord sans trop de tonitruance, on y fait presque pas attention, ou en tout cas on ne décèle pas directement son côté reggae ; il s’intègre sans peine dans le morceau, ne détonne pas avec la trame pompière, puis dans un intermède, esseulé, le fragment déploie presque à nu, avec malice. Alors il se passe cette chose incroyable que les junglists ne connaissent que trop bien : on se trouve entre deux tempos, on ne sait plus si on se love dans le fond ou si l’on pousse vers l’avant. Tout s’aligne musicalement, sémantiquement même, la connexion est claire, explicite ; la manière dont les musiques caribéennes se logent au sein de celles de danse anglaises s’imprègne dans le corps, comme dans une révélation.

PS : sur « cé pour les », 63OG et 63KLUF ont si bien samplé le classique du coupé-décalé de DJ Boby que je ne pouvais pas ne pas l’intégrer à cette playlist ! biz

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